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précipiter. Depuis que Lénine était au pouvoir, l’anarchie avait progressé à pas de géant. Désormais elle était partout : c’est alors qu’à la Stawka le généralissime lut assassiné, puis remplacé par le proporchik Krilenko. Les détails parvenus plus tard nous apprirent que l’infortuné général, ayant eu vent du complot ourdi contre lui, avait décidé de quitter la Stawka ; il était même déjà dans son wagon, lorsque des marins, — devenus les prototypes de toute violence, — l’aperçurent, se jetèrent sur lui, l’arrachèrent de sa place, puis l’écharpèrent littéralement dans la gare.

Ce fut comme le signal attendu par cette horde de brigands et d’assassins. Cela commença par la suppression des signes extérieurs pour les grades. Un décret abolit les pagonnes (galons) et cocardes des officiers ; l’exécution de cet ordre donna lieu à des scènes révoltantes. Non contents de contraindre les officiers à les enlever, ils s’élançaient sur eux brutalement et les leur arrachaient en les malmenant. En Russie, les généraux en retraite ont le droit de rester en tenue ; leurs cheveux blancs ne leur valurent même pas d’être épargnés : comme les jeunes officiers, ils eurent la douleur d’être en quelque sorte dégradés en pleine rue et par leurs propres soldats.

Le pillage allait, bien entendu, de pair avec l’indiscipline. Les banques commencèrent à recevoir la visite de bandes armées enjoignant qu’on leur remît immédiatement 100 000 ou 200 000 roubles. Si le directeur s’exécutait, on lui signait un « reçu ; » s’il refusait, il était tué et la banque était ensuite mise à sac. Ceci explique les deux faits suivants qui dès lors se répétèrent continuellement. Un jour, un soldat, qui venait d’être tué par ses camarades, fut déshabillé pour être mis en bière ; on trouva sur lui 55 000 roubles ! Vers le même temps, à Petrograd, un officier étranger fut arrêté la nuit par une bande d’énergumènes. Son manteau s’étant trouvé du goût d’un de ceux-ci, il dut, sous la menace des revolvers, se dévêtir pour le remettre à l’un d’eux. En échange, ce soldat lui donna sa vieille « chouba. » Rentré chez lui, il trouvait dans une poche, enveloppés dans un débris de journal, dix-sept billets de mille roubles… C’était sans doute le fruit de quelque opération dite « réquisition. »

Au milieu de ces hordes, la situation de mes hommes devenait de plus en plus critique ; l’armistice étant sur le point