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Inutile de dire que depuis fort longtemps les soldats négligeaient de prendre le moindre billet.

En revanche, combien de fois arrivait-il que les malheureux employés de chemin de fer fussent, pour les faits les plus indépendants de leur volonté, malmenés par ces déments ! Un jour, dans la secousse d’un démarrage un peu brusque, un soldat juché sur le toit tomba sur la voie et fut broyé par les wagons. Au premier arrêt, les témoins de l’accident bondirent sur le mécanicien de la locomotive et le tuèrent sans autre forme de procès… Une autre fois, désireux d’arriver plus vite à Kiew, des soldats jetèrent par-dessus bord chauffeur et mécanicien. Le train prit alors des allures de grand express européen, et fit une entrée sensationnelle dans la gare. Malheureusement ses mécaniciens de fortune ne surent l’arrêter à temps, de sorte que ce train bolide renversa un butoir, sauta sur la chaussée et vint s’enclaver dans le bureau du télégraphe où il tua une dizaine d’employés !

Cet amour intempestif des voyages ne fut pas le seul qui s’empara de ces vieilles classes libérées : peu à peu elles prirent aussi le goût du lucre. N’attendant aucune ressource d’aucun travail avouable, elles commencèrent à former de petites associations qu’on pourrait comparer à celle d’Ali-Baba et des quarante voleurs, prélude des bienfaits que ne pouvait manquer de procurer le « bolchevisme », entendez : le brigandage à main armée et à grand rondement.

En novembre, on entendit encore quelques coups de canon. Certes, les tentatives de fraternisation devenaient de plus en plus fréquentes ; mais les Allemands en sentaient tous les dangers pour leurs propres troupes ; aussi ne se souciaient-ils pas de leur laisser prendre une trop grande extension. Ils préféraient de beaucoup agir directement sur l’intérieur du pays. D’ailleurs, quoique désireux d’obtenir la paix le plus tôt possible, ils crurent bon de prendre encore Riga, après une bataille où les Russes subirent des pertes assez sérieuses. Sur notre front on se battait encore. Ce fut à ce moment que deux de mes camarades d’escadrille remportèrent, à quelques jours d’intervalle, cinq victoires aériennes. Et les soldats continuaient à nous répéter qu’ils resteraient « sur leurs positions, » si on leur donnait des vêtements chauds !

Mais a la fin de ce mois, les événements allaient se