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présidé longuement, minutieusement, à l’organisation de cette désorganisation ; le péril était évident : il fallait employer un remède immédiat et énergique.

On ne fit rien.


KIEW

De Petrograd, nous devions aller à Kiew qui serait en quelque sorte notre dépôt. Nous mîmes cinq jours pour arriver dans la capitale de l’Ukraine, non sans passer par Vitepsk où nous dûmes subir plus de cinquante Marseillaises, et de non moins nombreux discours. Tous se terminaient par la même formule : « la guerre jusqu’au bout. » Rien n’était donc perdu. Il y avait bien la question des déserteurs qui continuaient à affluer de tous côtés, mais la Russie est si grande, elle avait mobilisé tant de monde que deux ou trois millions d’hommes en plus ou en moins ne pouvaient pas changer la face des choses.

A peine étions-nous arrivés à Kiew, une délégation du 3e parc d’aviation venait, drapeau rouge en tête, saluer les défenseurs de la France libre au nom de la nouvelle Russie libre. Notre commandant répondit par le cri de « guerre quand même : » un enthousiasme modéré accueillit ses paroles.

Le 1er mai eut lieu la première grande manifestation dont nous fûmes témoins : ce qui nous désobligeait tout particulièrement, c’est qu’elle devait se dérouler sur l’hippodrome, où nos hommes étaient logés. Dès huit heures du matin, d’immenses colonnes composées de plusieurs milliers de soldats, d’ouvriers et de femmes, défilèrent drapeau rouge en tête, sur le champ de courses, puis se massèrent autour des tribunes où des orateurs les haranguaient, énumérant les bienfaits qu’ils étaient en droit d’attendre du nouveau gouvernement. L’orateur était écouté en silence ; une fois le speech terminé, la colonne se reformait en ordre, sans dire un mot, puis circulait dans les rues de la ville précédée d’une musique qui jouait une éternelle Marseillaise, définitivement adoptée comme chant révolutionnaire. Je n’ai rien vu de plus impressionnant que ces manifestations muettes : on a la sensation d’une force si énorme qu’une fois déchaînée rien ne pourrait la contenir. Sur cette mer humaine c’était encore le calme ; mais au loin l’orage grondait. Un de nos interprètes eut l’occasion d’interroger plusieurs