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On est toujours à blâmer Napoléon d’avoir bâillonné la presse, La presse qu’il a bâillonnée, je ne crois pas du tout qu’elle fût digne d’une grande liberté. Mais une presse qu’il a tâché de susciter n’a montré que paresse et nullité complète. En 1814, il lui offre des sujets d’articles, affreux sans doute : l’invasion, la calamité de la France. Avant cela, et pendant toute l’épopée victorieuse, il lui offrait et lui fournissait à profusion les sujets d’articles qu’on voudrait avoir depuis lors. Les journalistes ne s’en apercevaient-ils pas ? Il les conviait aussi à l’aider dans son œuvre qui était premièrement de guérir la France et bientôt de la glorifier. Qu’ont-ils fait ?

Et lui, que leur reproche-t-il ? Le 24 avril 1805, il écrit à Fouché : « Remuez-vous donc un peu plus pour soutenir l’opinion. Dites aux rédacteurs que, quoique éloigné, je lis les journaux ; que, s’ils continuent sur ce ton, je solderai leur compte. Dites-leur que je ne les jugerai point sur le mal qu’ils auront dit, mais sur le peu de bien qu’ils n’auront pas dit. Quand ils représenteront la France vacillante, sur le point d’être attaquée, j’en jugerai qu’ils ne sont pas Français ni dignes d’écrire sous mon règne… » Il menace de supprimer plusieurs journaux encore : « Je conserverai, non ceux qui me loueront, je n’ai pas besoin de leurs éloges, mais ceux qui auront la touche mâle et le cœur français… » Il ajoute : « ceux qui montreront un véritable attachement pour moi et mon peuple. » Pour moi, dit-il : et c’est qu’il a conscience d’incarner la France. Il dit, et maintes fois : « Je suis mal servi ! » Et c’est-à-dire qu’on refusait de servir avec lui sa cause ; mais, sa cause, il ne la distinguait pas de la cause française. Vers la fin de son règne, il disait à Narbonne : « Ce que j’ai fait, j’ai dû le faire, car il n’y avait que moi, moi tout entier, pour succéder à la Révolution et tenir la place… » Orgueil peut-être, ou peut-être la plus exacte vue de la vérité, Napoléon s’est toujours senti seul. Et, s’il ne désirait point un compagnon de sa fortune, on doit aussi noter qu’il n’eut point d’égal. Mais il a cherché des collaborateurs : il n’en trouvait pas, ou croyait n’en pas trouver. Donc, il prenait toute la besogne. Mettons qu’il était difficile à servir. En tout cas, plutôt que d’être mal servi, comme il craignait de l’être, il supprimait le serviteur. Il a supprimé les journaux qui le desservaient, éconduit ceux qui le servaient sottement. Et, faute de journalistes, quelquefois il a été journaliste, seul, avec génie, de même qu’il a été tout le reste.


ANDRE BEAUNIER.