Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 46.djvu/582

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sainte-Beuve à la Mazarine. Pourtant, même à cette époque, et non sans raison, celui-ci se méfiait, et écrivait à Juste Olivier avant de partir pour Lausanne : « Si on l’écoute, il me nuira. »

Cette nomination, on le sait, n’alla pas sans difficultés, ce républicain de Sainte-Beuve ne voulant rien recevoir du « tyran. » Voici l’intéressant entretien que Dubois (du Globe) eut avec F. Buloz[1]à ce sujet ; il fait partie de ses Mémoires inédits et éclaire bien des points inconnus :

« En 1838, dit F. Buloz à Dubois, lorsque je tourmentais M. Molé pour faire quelque chose pour lui, — à quoi celui-ci répugnait toujours, — et lorsque Salvandy vint sans crier gare lui jeter à la tête la croix de la Légion d’honneur, Sainte-Beuve, qui était alors au National et y avait le matin même inséré une lettre de refus fort dure, vint me trouver de bonne heure, en expliquant les motifs de son refus. Il ajouta : Je ne me donne pas pour si peu. Aujourd’hui, en effet, on le traite un peu mieux : 1 500 francs par mois au Moniteur.

« En 1839, sous le ministère du 12 mai, je me mis de nouveau en campagne, mais le temps manqua. En 1840, Cousin et Rémusat surtout mirent l’empressement le plus bienveillant, et par une combinaison qui plaça Naudet à la Bibliothèque Royale, on put faire vaquer une place à la Mazarine, et M. de Rémusat me l’écrivit pour me l’annoncer, en me chargeant toutefois de m’assurer de l’acceptation. L’affaire s’était traitée tout à fait en dehors de Sainte-Beuve ; il parut touché, me remercia avec effusion, accepta, et me dit qu’il irait faire lui-même ses remerciements à M. de Rémusat. Cependant l’affaire faite, sa vieille mère allait disant partout qu’on n’avait pas fait assez pour son fils… Je regrette bien, ajoutait Buloz, de lui avoir laissé le billet de M. de Rémusat. C’était entre mes mains une preuve du zèle que j’avais mis à le servir, et de la bonne grâce dont on avait usé envers lui. »

Sainte-Beuve était-il satisfait ? Il écrivait quelque temps après : « Je suis là comme un épicier en détail à son comptoir ; voilà pourtant mes invalides de poète, et je dois écrire à ma porte : Deus otia fecit[2]. » C’est l’amertume d’un homme qui s’estime fort au-dessus de sa tâche, certes, c’est aussi le De profundis jeté à son passé de poète.

  1. Communiqué par M. Lair.
  2. Sainte-Beuve à Turquety, 22 septembre 1841.