autre îlot… Au total, malgré la force et la rapidité du courant, cinq jours pleins de Lyon à Avignon[1].
Eh bien, malgré cette lenteur dont la pensée seule nous est exaspérante, pas trace d’une plainte ou d’une critique dans les récits ou journaux de voyage ; pas l’ombre de maussaderie, d’impatience ou d’ennui. Chacun met en pratique ce sage prétexte que n’a pas encore formulé Töpffer : « il est très bon d’emporter, outre son sac, provision de gaité, de courage et de bonne humeur ; il est très bon de compter, pour l’amusement, sur soi et ses camarades plus que sur les curiosités des villes ou les merveilles des contrées. » Ceux que véhiculaient des chars à bœufs ou que portait le somnolent coche d’eau nous imaginons qu’ils s’affectaient de la monotonie du trajet, qu’ils trépignaient d’impatience ou se désolaient du retardement apporté à leurs affaires… Pas du tout : ils jouissaient avec exubérance de cette diversion au trantran de leurs habitudes, saluaient d’exclamations admiratives les paysages variés de cette douce France dont tous portaient au cœur l’amour inné ; ils se sentaient fiers de la découvrir ; ils chantaient des chœurs et, par la pluie battante ou le soleil cuisant, amoncelés sur le toit de la galiote, ils s’amusaient de tout ce qui, à l’idée des actuels « bouffeurs de kilomètres, » donnait à leur voyage une ressemblance marquée avec celui de galériens à la chaîne traînés vers le bagne. Les étrangers, auxquels les inconvénients du transport plaisaient moins, restaient confondus de cette joyeuseté : « Vivre est un art où le peuple français n’a pas d’égal, » a dit un Anglais. Aussi fallait-il voir, quand, l’heure de la « nuitée » venue, le coche ou la patache s’arrêtaient à quelque bourgade, avec quel entrain ces nomades épanouis se mettaient en quête d’un solide souper et d’un logis quelconque où ils s’installaient pour peu d’heures comme s’ils y devaient passer le reste de leurs jours.
Ces auberges de France, réjouissant souvenir des anciens qui les avaient pratiquées, regret de ceux qui ne les connurent que par ouï-dire, gloire et attrait de nos grandes routes jadis grouillantes et maintenant délaissées, quelle réputation elles
- ↑ La vie française à la veille de la Révolution. Journal inédit de Mme Cradock, traduit de L’anglais par Mme O. Delphine-Balleyguier.