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On aurait trop beau jeu à comparer ces demeures rustiques avec les contrefaçons de « villégiatures » dont notre banlieue parisienne s’est peuplée depuis un demi-siècle : minuscules pavillons prétentieux, entassés, pressés dans une mitoyenneté besogneuse, hérissés de clochetons, plaqués de céramiques dissimulant mal l’indigence de la bâtisse. Le long d’avenues rectilignes et poussiéreuses où l’ombre est plus rare que sur les boulevards parisiens, une grille, un carré de fleurs, un cube de briques ou de béton aggloméré… et ces alignements de « lots, » mesurés au mètre, sans aucune licence à la fantaisie ou à la personnalité, évoquant la lugubre pensée d’un cimetière de vivants, divisé, comme l’autre, en concessions provisoires, en attendant la perpétuelle d’une disposition toute semblable : une grille, un carré de fleurs, un cube de maçonnerie.

Au XVIIIe siècle tous les Parisiens aisés possèdent dans les environs de la ville leur maison des champs ; les moins fortunés ont, pour la grande majorité, une guinguette, un vide-bouteille, un « ermitage » où ils vont, en tapecu, passer le dimanche. Toutes les grandes villes de France se ceinturent de propriétés d’agrément : près de Tours, de Reims, de Rouen, d’Angers, les maisons d’été sont en nombre surprenant. « Ce ne sont ni manoirs, ni parcs profonds, » mais une vieille baraque de vendangeoir, une bicoque, une « closerie » où « marchands, boutiquiers, artisans même » se rendent après la Fête-Dieu pour rentrer en ville vers la Toussaint[1]. Les Marseillais ont leurs bastides ; autour de Montpellier les « campagnes » foisonnent ; près de Bordeaux « le pays en est couvert, » toutes « plus jolies les unes que les autres et rivalisant de beauté et d’agrément[2]. » Aux entours de Lyon, chaque marchand, chaque boutiquier, chaque ouvrier de la ville possède un petit bien rustique : tout est là si bon marché « qu’un homme peut, avec sa femme et une petite famille, bien vivre de soixante livres par an[3]. »

Voilà qui explique pourquoi les Français voyagent peu.

  1. Daniel Mornet, Le sentiment de la nature en France de J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre.
  2. Journal de mes voyages en France, manuscrit. Bibliothèque nationale. — Recueil amusant de voyages en vers et en prose, 1787. — F. Martin, Voyages en France et pays circonvoisins, etc. cités par D. Mornet.
  3. Voyage d’un Anglais en France. Lettre du docteur Bigby, traduite de l’anglais par M. Caillet, avec une introduction et des notes par le baron A. de Maricourt.