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appels de trompe, ce chargement humain se déversait dans la cour qu’a peinte Boilly, rue Notre-Dame-des-Victoires, parmi la foule des badauds, des commissionnaires, des porteurs de malles, et se dispersait dans les hôtels du quartier dont la plupart des maisons portaient enseigne et « logeaient » à l’heure, à la nuit, ou à la semaine.

Certes ceux qui s’exposaient au supplice de ces arches de Noé sur roues consacrées aux transports en commun, ne s’y résignaient pas sans motifs impérieux : ils supportaient l’inévitable épreuve sans penser que le tableau des affligeantes sensations qu’elle leur procurait pût être de nature à intéresser la postérité. Toutes leurs impressions de route, révélées en des lettres intimes qui n’ont pas connu l’honneur de la publicité, se résument en des souvenirs d’ankylose, de meurtrissures, de crampes variées, de fourmillements occasionnés par la stagnation et d’âpres discussions qui se prolongeaient durant des lieues à propos de « pieds croisés » ou d’une vitre ouverte. C’est donc dans les récits des plus heureux, de ceux qui voyageaient « pour leur plaisir, » qu’il faut chercher trace des désagréments que réservait à ces privilégiés la circulation sur les routes de France. Car si, comme le dit Mercier, les Parisiens ne se risquaient qu’à regret hors de leur ville chérie, il était de tradition que tout provincial suffisamment rente entreprit une fois en sa vie le voyage de la Capitale. Il tenait le journal de cette exceptionnelle et mirifique exploration et, au retour, en rédigeait une relation qu’il déposait dans les archives de la famille pour transmettre à ses descendants un témoignage de sa hardiesse et leur donner en exemple le plus grand exploit de son existence. Sans nul doute ces longs voyages à petites journées devaient déjà paraître en leur temps bien timides et bien arriérés à quelques « avancés » qui brûlaient sous le moindre prétexte le pavé du Roi et se mobilisaient pour un simple caprice : tels ces amis du prince de Ligne qui, au grand étonnement de Mme Vigée-Lebrun[1], « parlaient de Bruxelles après leur déjeuner, arrivaient à l’Opéra de Paris tout juste à l’heure de voir lever la toile, et, le spectacle fini, retournaient à Bruxelles, courant toute la nuit. »

Mais c’étaient là folies de jeunes snobs, — il y en eut de

  1. Souvenirs, édition Charpentier, 1, 55.