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son premier-né, ni pour juger, après la pluie, si le sol est au point de siccité qui permet la charrue, point délicat et dont la décision, selon qu’elle est bonne ou mauvaise, donne un labour bienfaisant ou franchement nuisible. L’empirisme paysan connaît bien ce problème, qui varie selon la nature du sol, son tassement, son exposition, l’époque de l’année, la culture immédiatement précédente. La science moderne nous en précise les curieuses données sans nous apprendre à le résoudre : c’est toujours affaire d’habitude, d’observation, de coup d’œil, de maîtrise dans le métier.


Il y a donc une différence psychologique entre l’ouvrier d’usine et le paysan, et qui tient à une autre, celle-ci fondamentale, dans le travail lui-même, et d’une certaine portée philosophique.

L’usine travaille sur la matière. A sa porte un fragment de matière se présente, qui tout à l’heure sortira, définitivement ouvré, prêt à l’usage. A la métairie on ne travaille pas sur la matière. Le grain de blé que nous confions au sol n’est pas un fragment de matière, mais un échantillon de vie ; également, la tige presque desséchée que l’on plante pour en faire sortir une vigne ; également, le couple de jeunes bêtes qu’on lâche dans les prairies pour que les souffles du printemps les invitent à l’amour. Le paysan prend une tranche de vie, l’entoure de conditions qu’il choisit afin qu’elle évolue dans le sens qu’il veut, à son profit. En écrasant les raisins dans la cuve, le vigneron force les microbes, qui tout à l’heure sur la peau dorée des grappes puisaient dans l’air l’oxygène dont ils sont avides, à chercher cet oxygène dans le sucre du moût : ils l’y trouvent, et le sucre décomposé donne de l’acide carbonique, qui s’échappe, et de l’alcool, qui transforme le moût en vin. Le vigneron n’attendait que ce dernier. Voilà plusieurs années que, plantant sa vigne, il a ouvert une expérience de vie, qu’il suit et surveille avec des soins de tous les jours : l’automne venu, il provoque l’incident de la cuvaison, incident vital s’il en fut, tumultueux et bouillonnant qui tombe vite, faute d’aliments et se résout en déchets, dont l’un, recueilli précieusement au robinet, était l’unique ambition du descendant de Noé, l’unique raison de son effort.