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II

Nous avions donc raison de dire que l’âme paysanne est une très vieille chose. Quelques-uns la trouvent si vieille, si finissante, qu’ils enregistrent déjà sa mort et s’en montrent d’ailleurs consolés. Ils semblent nous dire : il n’y aura plus de paysans et la terre n’en sera que mieux cultivée. Chaque région aura sa culture unique, distribuée en vastes ateliers, munis d’un machinisme puissant. Le charbon, le pétrole, la houille blanche animeront les machines. Il y aura des ingénieurs, des techniciens, des contremaîtres, des équipes d’ouvriers. Mais l’être étrange, que La Bruyère distinguait à peine d’un animal, qui depuis longtemps a pris figure d’homme, âme de citoyen, qui tout de même retarde un peu sur l’humanité moderne, le paysan que vous aimez, ne sera plus qu’un mythe. Faut-il regretter la routine, la grossièreté, la superstition, l’avarice qu’il représentait ? L’air sera traversé de souffles nouveaux. Sur les champs et les bois, les vignes et les prés, la science régnera, noble et bienfaisante souveraine. Tout sera mieux dans un monde meilleur.

Que le rêve soit beau, nul n’y peut contredire. Mais, hélas ! la beauté d’un rêve n’implique pas sa facile réalisation. Et d’abord, combien faudra-t-il de temps pour que celui-là se réalise ? Il y a des obstacles économiques, financiers, juridiques, sociaux, politiques et bien d’autres. En attendant, il faut vivre et chaque jour se mettre à table. Restons provisoirement fidèles au vieux paysan qui, jusqu’ici, nous a nourris.

On voit bien d’ailleurs ces vastes ateliers dans les plaines du Nord pour les céréales, dans celles du Midi pour la vigne ; mais, au sortir de la plaine, notre terre se ride, se soulève et s’affaisse, se hérisse, se crevasse, se tourmente en mille accidents divers, où ne peuvent s’abriter que de modestes métairies. En voici une de trente hectares, qui se baigne dans la rivière par ses molles prairies, se relève en pentes assez vives avec des terres franches et saines, prend des cailloux vers la crête et s’amaigrit au point que le sillon y double à peine la semence. Le paysan, que je connais, en bas met le troupeau, qui mugit autour des abreuvoirs, au flanc du coteau la nappe ondulante des épis, plus haut les grappes vermeilles où s’emmagasine