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Se retourneront-ils avant que disparaisse
L’asile merveilleux qu’ils ne reverront pas ?
L’air apportera-t-il l’appel de leur détresse ?
Lèveront-ils la tête ou tendront-ils les bras ?

Non ! Ceux dont le baiser joint les lèvres ardentes,
Que la ronce cruelle écorche leurs pieds nus,
Ou que la source manque à leurs haltes brûlantes,
Ne se souviennent pas des paradis perdus !

Et, sur le sol pierreux que hérisse l’épine,
S’éloignant côte à côte en se tenant la main,
Le beau couple banni fièrement s’achemine,
Farouche, dans la paix de son péché divin.


SÆVUS AMOR


« Je suis le dur Amour. C’est moi qui, de mes mains,
Dispense le désir au rêve des humains
Et qui fais, dans les cœurs qu’asservit ma puissance,
Triompher tour à tour la joie et la souffrance ;
Mais rapide est la joie et long est le tourment !
Sache-le donc. Eh ! quoi ! Te voici cependant
Qui viens à moi, docile à l’avenir que crée
La pointe sans repos de ma flèche acérée…
C’est bien. Tu connaîtras le pouvoir furieux
Que j’exerce sur tous, fussent-ils fils des Dieux.
Rien ne t’épargnera ce Destin que tu braves.
Tu le veux. Tu seras pareil aux vils esclaves.
Je prendrai ta pensée et je prendrai ton corps
Et peut-être vivant, envieras-tu les morts ?
Et quand j’aurai, suivant le jeu de mon caprice,
Assez cruellement prolongé ton supplice
Et que, du geste, un jour, de mon doigt irrité
Enfin je te rendrai ta sombre liberté,
Tu t’en iras blessé, solitaire, farouche,
Mais en te souvenant d’avoir baisé sa bouche… »