Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 46.djvu/392

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

offert. La concurrence de ces nouveaux consommateurs a créé la cherté, dont ils sont les artisans et les victimes, en même temps que les profiteurs. Ces bénéfices de guerre ont donc souvent changé de mains ; ils ont, en se transférant, créé d’autres bénéfices au profit des commerçants.

Il n’y a d’ailleurs aucune correspondance de chiffres entre l’accroissement de fortune privée des « nouveaux riches » et la diminution de la fortune publique ou, pour mieux dire, l’appauvrissement de l’Etat. La France devrait présentement, si elle liquidait tous ses engagements, beaucoup plus du double de la somme que certains Français ont pu gagner depuis la guerre ; à l’étranger seulement, sa dette nouvelle, tant flottante que perpétuelle, est de 21 milliards de francs. Mais c’est indirectement que la guerre a créé ces gains particuliers, par voie de renchérissement.

Chacun comprend que lorsque l’État achète pour 1 000 francs d’obus à l’étranger, les 1 000 francs ont irrémédiablement disparu ; mais bien des gens se figurent que, lorsque ces obus ont été fabriqués avec du fer français et payés à une usine française, le pays n’a rien perdu, puisque, disent-ils, « les mille francs sont toujours en France. » Or, bien que ces mille francs soient toujours en France, pour la collectivité la perte n’en est pas moins absolue, parce qu’ils n’ont servi à créer aucune « richesse, » dans le sens le plus général du mot, aucune « valeur » nouvelle. Le fournisseur et ses ouvriers n’ont produit ni une marchandise consommable en nature, comme du blé ou du drap, ni quelque outil de travail ou de distribution comme une pompe, un fourneau ou un chemin de fer ; ni même une chose de luxe ou d’agrément, un diamant ou un objet d’art.

En échange des 1 000 francs, ils ont livré une valeur moralement inestimable et la plus précieuse de toutes, puisque, au bon éclatement de ces obus, est liée l’indépendance de la patrie, mais une valeur économiquement nulle, du bruit, de la fumée, du néant. A force de répandre à flots sur le marché un argent dont la contre-partie manque, il s’établit un déséquilibre entre cet argent qui subsiste, qui grossit sans cesse, et le stock des marchandises utilisables qui, lui, n’a pas augmenté, qui même, pour certaines d’entre elles, a décru.

Depuis quatre ans il a été distribué par l’Etat dans le public des milliards et des milliards, avec lesquels on ne peut rien