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les « Cinq Diamants » dont leur rue porte le nom — loge un ménage dont la femme « travaille aux munitions, » pour 10 francs par jour, pendant que le mari se fait 25 francs dans une usine de tubes d’acier pour gaz asphyxiants. Avec leur 35 francs quotidiens « ils vivent dans l’opulence, » me dit narquoisement un voisin. La locataire d’en face est une fleuriste-plumassière, veuve depuis 1912 et mère de deux jeunes enfants : habile en sa profession son salaire était de 4 francs avant la guerre ; seulement, comme les plumes et les fleurs ne se portent guère, elle n’a plus d’ouvrage et, comme elle n’est pas assez robuste pour prendre un métier de force, qu’elle n’a droit à aucune allocation et que les vivres ont doublé de prix, elle meurt de faim, elle est à l’aumône. Voilà de « nouveaux riches » et de « nouveaux pauvres. »


I

Une fois de plus, nous constaterons que la force des choses l’emporte sur la force des hommes. Nous avions été amenés, dans des études antérieures[1], à remarquer que le XIXe siècle, où s’est fondée l’égalité politique, avait vu surgir et croître, parallèlement, des inégalités pécuniaires inconnues des siècles passés, — ce qui prouve, entre parenthèses, que les dévolutions politiques et les phénomènes économiques sont indépendants les uns des autres, qu’il n’y a point entre eux de connexité nécessaire, encore moins un rapport de cause à effet ; puisque, sur le, point même qui lui tenait le plus à cœur, notre démocratie, passionnée pour le nivellement, s’était vue contrainte par ses intérêts d’élever dans son sein des Altesses financières plus éminentes que toutes celles des monarchies abolies.

Seulement la richesse avait changé de caractère : si l’on s’était enrichi au moyen Age en dépouillant ses voisins, aux temps modernes en volant l’Etat, on s’enrichissait, au XIXe siècle et dans les premières années du XXe, en enrichissant ses voisins et l’État. L’opération était certainement plus honnête. Durant les quarante-quatre années qui séparent la guerre de 1870 de la guerre actuelle, il plut à la collectivité de payer ceux qui organisaient, non ses gendarmes comme aux temps

  1. Voir Les Riches depuis sept cents ans, page 3.