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forts dont on ne sait s’il vaut mieux dire qu’ils y sont en l’air ou qu’ils y sont dans l’eau. A Fossalta, à San Dona di Piave, ils sont dans les marais; à Capo Sile, ils ont le choix entre le marais et la lagune.

Pour en sortir, pas d’autre voie que la chaussée rectiligne du Taglio del Sile, laquelle n’a que la largeur d’une digue et peut être enfilée par le canon; même arrivé au canal Fossetta, si l’on est sur le chemin de fer de Portogruaro à Mestre, on y était dès San Dona, on a encore devant soi le Sile, et l’on n’est nulle part. En résumé, au bout de six jours de combats acharnés, où l’armée italienne, les contingents français et les contingents britanniques ont fait émulation de bravoure, l’initiative allemande au moyen de son instrument autrichien semble décidément avoir avorté; le bruit que Ludendorff, attentif à nous distraire, a jugé fin de faire en Italie avec le sabre de Conrad de Hœlzendorff s’éteint dans la vanité d’un bruit qui aurait été fait pour rien, s’il l’avait été sans effusion de sang et de larmes. Évidemment, l’affaire n’est pas terminée, mais le sort en est maintenant lié, et la portée en est circonscrite. Qu’elle n’ait pas donné plus, c’est un échec; mais un échec, dans ces conditions et dans ces circonstances, c’est pour l’Allemagne une défaite; c’est peut-être pour l’Autriche un désastre; c’est pour l’Entente une victoire, et, sans doute, le commencement de la victoire.

D’abord et directement, un désastre pour l’Autriche. L’esprit déçu peut se reprendre et épiloguer. L’estomac vide n’attend ni n’entend. Or, ce n’est pas assez de dire que l’Autriche ne mange pas à sa faim. Elle a faim et ne mange pas. La ration de pain est de 90 grammes par tête et par jour. En blé ou en farine, la Roumanie n’a rien rendu ; la Bessarabie, rien; l’Oukraine, rien; la Hongrie en fait tout juste pour elle. D’où viendrait le secours? De Berlin, mais Berlin est sourd; le proverbe est toujours vrai : ventre affamé, — et quel ventre ! le ventre allemand, — n’a point d’oreilles. Le gouvernement autrichien a délégué, dans la capitale de l’Empire, le plus dénué de ses ministres, son ministre du ravitaillement. Autant aller frapper aux portes de l’Enfer ! Ce que Berlin tient, il ne le lâche pas plus que l’avare Achéron ne lâche sa proie. Le Prussien envoie l’Autrichien far’ da se, comme en Italie. Et, chez lui, par lui-même et pour lui-même, s’il n’a pas de quoi vivre, l’Autrichien a de quoi faire. Ses angoisses alimentaires sont les plus lancinantes, mais ne sont pas ses seules angoisses. La situation politique de l’Autriche n’est pas meilleure que sa situation matérielle. Les tiraillements parlementaires ne seraient rien, s’ils ne venaient tout ensemble de