Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 46.djvu/212

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Se coucher à l’heure où les autres se lèvent ; déjeuner à quatre heures de l’après-midi, et dîner à cinq heures du matin ; vivre la nuit, dormir le jour : voilà ses habitudes. Sa grande affaire est le jeu : ne dit-il pas lui-même, en souriant, que sa patrie spirituelle est la principauté de Monte Carlo ? Il joue dans les cercles, il joue dans les villes d’eaux, partout où l’on peut défendre et perdre âprement sa fortune : il perd la sienne, en effet, tantôt avec l’espoir de revanches hypothétiques, tantôt, et plus souvent, avec la conviction qu’il importe peu de la perdre ainsi, ou autrement ; car il n’aime rien tant que la prodigalité, et il est trop grand seigneur pour ne pas dépenser sans compter tout ce qu’il a jamais eu, tout ce qu’il aura jamais. Un peu de la fièvre qui règne autour des tapis verts est restée dans ses yeux. Taille haute et démarche élégante, main fine, cheveux noirs rejetés en arrière, plaisant à voir, et d’ailleurs fort distingué, il va d’aventure en aventure. Il va de ville en ville ; il n’a pas de maison, bien que la maison maternelle lui soit ouverte toute grande ; il préfère l’hôtel. Il séjourne, ou plutôt il passe, en France : Paris l’attira toujours plus que toute autre ville ; en Angleterre, en Allemagne, en Autriche, en Suède, en Espagne ; en général dans les grandes cités ; mais quelquefois, un village au bord de la mer ou de la lande abrite son bonheur et son rêve d’un moment. Il a besoin de changement, et comme sa seule règle est son caprice, il change souvent : il voudrait changer tous les mois. « Ma vie est une collection de timbres-poste… » Il songe à s’établir au Transvaal, pour exploiter les mines de diamants ; ou en Argentine, pour y fonder une vaste estancia : autant en emporte le vent. Il lui faut le luxe, les amis, les amies, les chevaux, les cigares de prix, les grands lévriers russes et les minuscules chiens japonais. Il fait des dettes, et va frapper aux portes des usuriers. Il abîme sa santé, heureusement résistante…

Mais prenons garde : si nous nous arrêtions ici, nous serions injustes ; ce que nous oublierions, ce serait précisément le meilleur. Ne le confondons pas avec le monde qu’il fréquente ; il vaut mieux que ces viveurs vulgaires, et se distingue d’eux par un trait essentiel. Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il aura beaucoup aimé les lettres ; parce qu’il aura beaucoup travaillé, beaucoup peiné ; parce qu’il aura eu le désir obstiné de réaliser la beauté par le tourment d’écrire ; parce qu’ayant choisi un métier, celui d’écrivain, il l’a exercé en conscience. Scrupules professionnels, recherche du perfectionnement, anxiété qui naît de la lutte avec la forme rebelle, il connaît tout cela. Sa production n’est pas celle d’une heure de caprice,