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— Vite sur pied ! ai-je crié. Renseigne-toi. Va au P. C. du commandant, à l’abri du lieutenant. Serions-nous oubliés ?

— Il n’y a plus personne de chez nous, me dit l’homme a son retour. Au P. C. du commandant, un officier d’un autre régiment m’a mis à la porte. A celui du lieutenant, j’ai demandé le 151e ; on m’a dit : « Il est par terre. » J’ai allumé ma lampe ; j’en ai vu des tas. Je les croyais endormis ; j’en ai secoué plusieurs. Il n’y avait rien à faire ; pas un qui ne soit mort. »

— C’est évident, dis-je tout haut, nous sommes oubliés. Rassemblez la section.

Nos hommes groupés, je leur découvre l’aube :

— Dans une demi-heure le bombardement. Inutile de perdre du temps par les tranchées obstruées ; nous serions vite écrasés. Un peu de courage ; sautons sur le parapet. Les balles peuvent nous manquer ; tout à l’heure, les obus ne nous manqueront pas.

— Allons-y, mon lieutenant.

Par les trous, en courant, nous buttant, culbutant aux cratères, nous franchissons la vaste plaine. Une mitrailleuse seule nous a vus ; encore ne nous juge-t-elle pas de bonne prise ; plusieurs balles seulement sifflent dans nos entours. C’est contre toute attente ; nous voilà plus gaillards. Même à six kilomètres du Mort-Homme, les relèves ne se faisaient qu’à la nuit ; peuplé de fantômes, il semblait que le champ des morts ne laissât, par erreur, échopper que des ombres. — On n’en peut plus, mon lieutenant.

— Au pas, mes enfants, leur ai-je dit. Cent mètres encore ; puis, repos derrière la crête. Quelques minutes après, derrière une batterie, nous nous étendons, abrités dans un petit bois.

— Reposez-vous le temps que vous voudrez. Combien sommes-nous ?

— Neuf.

— Seulement ? Et le renfort ?

— Renfort compris. Des huit hommes arrivés hier, me dit un caporal se présentant à moi, nous restons deux.

Durant la pause, j’ai songé à cette tristesse de la guerre qui tue au hasard, dans la virginité aussi bien que dans la maturité du danger. Et voici que se détache dans ma mémoire un