Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 46.djvu/189

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


XIV. — LA JOURNÉE DU 20 MAI

L’aube nous trouva, Erkens et moi, les yeux au ciel, la tête hors du parapet, les coudes appuyés sur une banquette de tilde cette même position d’où j’étais parti pour l’assaut du 9 avril. Luttant avec le jour, les étoiles, éclipsées, s’enfonçaient dans leur nuit ; le matin, enveloppant toutes choses de son aube violette, faisait du Mont de Mort une gigantesque émeraude.

— Je ne pouvais dormir, me dit Erkens.

— Moi non plus. Tous mes morts me travaillaient l’esprit ; je ne me suis jamais senti plus frôlé par des spectres.

A six heures, sur la crête du Mort-Homme, le bombardement commença ; c’était l’instant que Guillot nous conviait à déjeuner. Dans la monotonie violette, la tristesse comme orientale du matin, les lourds shrapnells aux nuages d’ocre, les marmites aux lourdes fumées d’encens renouvelaient à mes yeux moins surpris la lutte des couleurs violentes sur la palette aux tons doux, le charme souillé du matin du 9 avril.

Le repas fini, cependant qu’aux lointains s’épaissit, s’alourdit jusqu’à rouler vers les ravins, la fumée du bombardement, nous sommeillons les poings fermés, séant sur des sacs à cartouches, affaissés, écrasés, l’un en face de l’autre, bras croisés, la tête cahotant au rythme de nos souffles. Minutes de grâce d’où la fatigue nous chasse toute pensée ; un importun les trouble.

— Mon lieutenant, dit-il à Guillot, on vous demande de suite au bataillon.

— Voilà, nous dit Guillot à son retour, on craint du mauvais. Les tranchées ennemies grouillent de monde ; on attend d’un instant à l’autre l’allongement du tir. Tenez-vous dans vos sections en attendant l’attaque.

L’équipement chargé, le revolver vérifié, casque en tête, les yeux troubles, fuyant sous les paupières, à grand’peine, par les boyaux encombrés de dormeurs, je rejoins ma section, huit hommes aux barbes drues dans la face de glaise dont les mains calleuses s’appliquent largement sur la mienne. Pauvres Jacques Bonhommes, tous hommes de terre et de charrue ; au combat, il n’y a que le paysan qui lutte.

— On vous attendait, mon lieutenant. Un officier du 267 a demandé à vous voir.