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masse énorme de terre, ronde, pyramidale et faisant le vide autour d’elle d’où à même hauteur, à quarante centimètres environ du sol, sortent tout autour et comme symétriques des jambes, des bras, des mains, des têtes, comme les dents sanglantes d’un cabestan monstrueux.

Le colonel de Matharel est à cinq pas, devant sa porte, triste, la pâleur aux joues, le sang aux yeux, s’attardant d’horreur devant les victimes qui, tantôt, formaient son entour. Il me tend la main :

— Vous êtes très éprouvés, n’est-ce pas ?

— Ma section est réduite au tiers ; les autres sont également très diminuées.

— Je vais vous renvoyer à votre commandant. Je ne puis plus compter sur vous pour une contre-attaque ; vous êtes trop réduits ou trop ébranlés. Appelez-moi votre capitaine.

Guillot mis au fait, je dirige le déblaiement des victimes. Un trou m’arrête, dans le toit d’un abri, à l’ouverture obstruée. A peine j’y jette les yeux que je m’écarte d’horreur ; puis j’y reviens, fasciné comme l’on vient au serpent. Le torse nu, décharné, squelettique, se détachant en relief cru de l’ombre de l’abri, tous muscles tendus de marbre, Keffmann, ce blessé qu’ici j’ai fait transporter ce matin, de nouveau prisonnier de la terre et les deux jambes, cette fois, broyées par un obus ; dressé sur le séant, il agonise, farouche. A ma vue, à mon cri, il n’a point tressailli ; la mort dans les yeux, il ne voit plus les hommes.

Sur mon chemin, j’annonce la relève toute prochaine. L’indifférence de tous, à cet égard, me surprend ; je m’étonne.

— A quoi bon bouger, mon lieutenant ? dit quelqu’un. Ici ou ailleurs : nous sommes dans la main du malheur.

Toute la journée, ce mot me poursuit ; il me tourmente, il m’enfièvre. Je le cache pourtant à mes camarades ; c’est trop déjà d’être moi-même obsédé. A la nuit, par la brume où, dans les lointains, se succèdent les flammes brèves, seul, en tête du cortège de leurs ombres, j’emmène mes hommes dociles, muets, l’œil vide, fasciné, la tête basse, comme des gens qui n’ont pas achevé leur destinée. Je me fais l’effet d’un berger fantomatique, errant dans la nuit des âges, guide aveugle des destins, menant vers leur nouvelle étape de mort le troupeau silencieux des victimes.