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ceux qui, sans avoir partagé ses souffrances, auront pourtant sur lui une opinion à placer.

« Il a trop vécu dans les réalités et les médiocrités pour ne s’être pas affranchi des illusions de l’école ; il a trop longtemps vécu les choses pour s’abuser sur les mots ; il a trop lutté, il a trop souffert pour accepter d’être jugé sur autre chose que sur lui ; il a trop pris conscience de ses fatigues et de ses souffrances pour croire gagner quelque chose en laissant fleurir des illusions dont il serait le centre. Un long effort lui tient plus qu’une spéculation heureuse ; un jour de fièvre ne vaut pas cent nuits d’insomnie. Il sait le prix de la fatigue, et qu’il a souvent plus de mérite à stationner qu’à aller de l’avant ; à se faire écraser qu’à briser une barrière. Interrogez-le, vous verrez, même dans les rares minutes de fièvre où se retrouve pour lui un peu de l’héroïsme ancien, combien peu il s’abuse sur lui-même. » « Quel sentiment sublime vous agitait en montant à l’assaut ? — Je ne songeais qu’à me tirer les pattes de cette boue où elles enfonçaient. — Quel cri héroïque n’avez-vous pas poussé quand vous eûtes regagné la crête ? — On ressuscite Cambronne parce qu’on se croit fichu. — Quelle impression de puissance n’avez-vous pas ressentie après avoir maitrisé l’ennemi ? — On râle, parce que la becquetance ne montera pas et qu’on va rester plusieurs jours sans pinard. »

… Après trois jours de veille, la compagnie voisine surprit des préparatifs de l’ennemi ; à peine engagée, l’attaque fut déjouée. Mais avec le bombardement continu, des indices nouveaux nous engagèrent à nous tenir sur nos gardes.

Nous faisions chaque jour des reconnaissances ; dès le premier soir, nous avions, à la nuit, dépassé la crête et mis le pied dans une tranchée abandonnée, tout entière comblée de cadavres ; deux jours après, Vandervoorde y retournant distingua à cinq pas de lui une forme vivante ; il hésitait, lorsqu’il eut le visage frôlé d’un coup de feu. Erkens y alla ensuite ; l’ennemi la déblayait des cadavres. Lanckmans et moi, nous entreprîmes d’y pénétrer ; notre silhouette à peine détachée sur la crête, deux mitrailleuses, croisant leurs feux, entrèrent en action contre nous ; terrés jusqu’au petit jour dans un entonnoir, nous entrevîmes des travailleurs. Ce fut l’opinion d’Erkens à quoi nous nous ralliâmes ; l’ennemi déblayait d’anciens emplacements pour faire une tranchée de départ.