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nous en eûmes un exemple. Dans mon oreille, derrière moi, je saisis quelques mots : « Peut-on les recevoir ?… — Mais, madame, ils sont si sales ! — Pardon, madame, fait poliment un chasseur s’avançant, et interrompant le dialogue, cette table est-elle consignée aux militaires ? » Et j’aperçus sur sa manche quatre galons noyés de boue ; derrière lui, trois officiers dont un, la tête terreuse sous, un bandage blanc. Ils ne furent acceptés qu’à regret. Dès qu’ils furent là, nous nous sentîmes plus à l’aise ; nous comprimes que la beauté avait changé de côté ; ils la portaient en eux ; elle transparaissait sous leur boue ; l’équilibre était rétabli. Je cherchai la croix de guerre sur leur poitrine ; j’en fis la réflexion à Gund. « Sans doute sont-ils les seuls à l’avoir méritée, puisqu’ils sont ici les seuls à ne la point porter. »

Je sortis réconforté, mais ces masses de chair poudrées, ces toilettes pâles, comme exotiques, ces joyaux de toc, ces sourires au carmin, ces langueurs de regard au khôl me soulevaient encore le cœur. J’ai, depuis la guerre, trop compris l’infériorité de l’argent et du luxe, la duperie du postiche, le néant des vanités et des voluptés artificielles ; il est, dès qu’on joue avec la mort, des voluptés plus saines et des joies plus viriles. Ce sera peut-être le plus grand bénéfice moral de cette guerre de nous avoir rendus à l’humilité féconde des choses simples.

Quand je rentrai par Brillon, c’était une autre nouvelle ; je croisai dans les rues un brancard, un drap sur un corps, une face blanche, un mort. « Plusieurs soldats tués, me crie un homme en courant, le commandant aussi. »

Je me rends au champ de tir où, la bouche ouverte, les yeux révulsés, le ventre en boucherie, le commandant Chamoussé git mort, tué au cours d’un exercice de grenades. J’ai senti là combien la mort est cruelle dans ses jeux ; elle serait humaine, si elle ne tuait le soldat qu’au combat. Cet homme aux gloires nombreuses, au passé magnifique, victime d’une maladresse ! Nous verrons, le jour de la fin de la guerre, des soldats épargnés par trois ans de campagnes, broyés sur la voie du chemin de fer en sautant avant l’arrêt pour embrasser leur femme.

On fit à Brillon des obsèques militaires au commandant Chamoussé. Rien d’impressionnant comme cette fin de faits divers et ces honneurs rendus par ceux qui allaient mourir !