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autour de George Sand, et par suite dans ses romans, toute une floraison de prolétaires, prosateurs ou poètes, au génie desquels elle croyait : Charles Poncy, le père Magu, tisserand et poète, « qui s’inspirait de La Fontaine, » Agricol Perdiguier, le héros du Tour de France. Il y aura aussi Savinien Lapointe, Durand, Gilland, le serrurier. Hélas ! leurs œuvres n’ont pas laissé de souvenir dans l’ingrate mémoire des hommes, et sauf Jasmin le coiffeur, et Reboul le boulanger, les poètes prolétaires de 1840 sont fort oubliés aujourd’hui.

Agricol Perdiguier, « ouvrier conscient, » auteur de plusieurs livres sur le « compagnonnage, » sembla à George un type idéal ; elle voulut présenter cet ouvrier menuisier à la Revue, mais F. Buloz déclara n’en pas vouloir, et refusa le Compagnon du Tour de France. Plus tard, l’auteur crut trouver une fois encore la personnification vivante de son héros dans Charles Poncy ; elle écrivit à celui-ci : « L’idée qui m’a fait rencontrer le type de Pierre Huguenin n’en était pas moins une conception de la vérité. Vous êtes autre, et vous êtes mieux. Vous êtes poète, donc vous êtes plus richement doué et vous êtes plus homme que lui. Vous n’avez pas cherché l’idéal de l’amour dans une caste ennemie, etc.[1] » Cet homme avisé était, au dire de W. Karénine, ouvrier vidangeur.

Il est à remarquer que les héros de George Sand, tels qu’elle les représente dans ses romans, s’éloignent souvent de leurs modèles, tels qu’ils étaient dans la réalité ; les types créés par elle, désintéressés et sublimes, ne songent qu’au relèvement de leur caste, et noblement repoussent la main et les bienfaits des héroïnes sensibles qui veulent améliorer leur sort. Mais le bon Magu, ou le brave Agricol « ouvrier conscient, » ignorant ces délicatesses, acceptent avec une grande bonhomie les nombreux secours, que la main généreuse de Lélia leur prodigue.

Bref, plutôt que de laisser ces hommes à leur rabot ou à leur navette, quelques lettrés, les uns sincères comme George Sand, d’autres qui l’étaient certainement moins, les encouragèrent à publier leurs poésies et leurs « récits. » Perdiguier écrivit même une pièce en cinq actes. Quelques-uns, en 1848, firent de la politique, comme ce dernier qui, exilé sous

  1. Cité par Karénine, George Sand, t. III.