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montre au contraire que la « lutte pour la vie » s’exerce entre animaux d’espèces différentes, mais non en général dans l’intérieur d’une même espèce ; d’ailleurs, la lutte pour la vie fut-elle même la règle entre tous les animaux, cela ne prouverait pas que cette règle de fait doit être une règle de conduite ; tout ce qui caractérise la civilisation c’est précisément une sorte d’insurrection, de révolte contre l’emprise des nécessités de la nature. Cette conception belliqueuse des choses, si j’ose l’appeler ainsi, est celle qui, évangélisée par les Bernhardi, les Treitscke et autres docteurs de la religion pangermaniste, a mis l’Allemagne en bataille contre le monde entier : la lutte pour la vie, la survivance du plus apte, la guerre civilisatrice. Nous verrons d’ailleurs dans un instant que le gouvernement allemand s’est bien gardé de développer chez lui, entre ses sujets, les conséquences de cette conception si fructueuse… du moins il l’espère, contre ses voisins. De cette même manière de voir procède le système collectiviste de Karl Marx, qui se réclame pareillement de la lutte inéluctable, et dont l’égalitarisme puéril pourrait se résumer comme la conception des Bernhardi dans la formule : le bonheur des uns fait le malheur des autres et réciproquement. C’est ainsi que la lutte de classe et le pangermanisme, qu’on s’est souvent étonné de voir, par endroits, marcher la main dans la main, se trouvent, par un détour imprévu, procéder en réalité du même point de vue. En face de celui-ci il y a ce que j’appellerai la conception pacifique des choses, qui estime que les intérêts humains sont solidaires et non antagonistes, que l’union fait la force, que la lutte est mauvaise ; je voudrais la résumer ainsi : le bonheur des uns fait le bonheur des autres. C’est dans l’ordre international la conception des grandes nations pacifiques que l’agression criminelle a jetée malgré elles dans la mêlée ; c’est dans l’ordre économique celle des partisans de la liberté du travail, de l’exploitation sans limite des ressources naturelles, de la solidarité et de la concentration des moyens humains d’agir sur la nature.

Il est probable d’ailleurs que le meilleur de ces deux systèmes doit avoir quelques défauts dont est dépourvu le plus mauvais, le propre des choses humaines étant l’imperfection et les meilleures solutions étant souvent entre les extrêmes, non pas nécessairement dans le juste milieu entre ceux-ci, mais plutôt à des distances inégales de l’un et de l’autre.

Quoi qu’il en soit, l’expérience « source unique de la vérité, » selon la parole éternelle de Henri Poincaré, est là, toute fraîche éclose, pour nous montrer entre ces deux conceptions qui voudront régenter