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homme fut projeté à plusieurs mètres en l’air et, tué, rejeté sur le bord d’un nouvel entonnoir ; une demi-section était du même coup à terre. Angoissé, mais l’esprit bien vite franc d’une crispation de crainte, j’ai vu les hommes, un à un se relevant, courir et d’instinct reprendre la file. Il n’y avait qu’un tué ; le danger était passé. La mort avait pu se mettre entre nous ; l’ordre n’était pas rompu.

Un officier nous attend ; ses gestes nous attirent. C’est Mollet, et le chef de bataillon l’a placé là pour nous indiquer l’objectif. Nous sommes au bas d’une crête. « Les Boches sont là-haut ou derrière ; une section progressera à la grenade dans le boyau des Zouaves ; le reste de la compagnie gagnera la crête en obliquant à droite. — Où se trouve l’ennemi ? — Tu nous l’apprendras. »

Nous sommes, les chefs de section, à nos postes, plusieurs pas en avant. Je regarde ; une ligne admirable : Noël, Dudot, Buisson vers ma droite. « Nous allons les rosser, me crie un homme en riant. Les salauds, ils n’y couperont pas. » Les voix montent ; on se donne confiance. En riant, je les apaise, du geste, je les calme. « Nous chanterons là-haut. En avant ! mes enfants. »

C’est une satisfaction qu’un tel assaut. Nous sommes en avant, Noël, Dudot, Buisson et moi. L’ordre est admirable ; il y a plaisir à braver la mort ainsi. Le soleil jette à cette heure son rayon ; dans notre esprit, il rivalise avec la mort, il l’emporte. Voici mes hommes derrière moi, le sourire aux lèvres, et voici, dans le bon air de la journée, deux cents mètres passés ; nul bruit devant nous. Mais la crête passée nous en révèle une deuxième ; l’espace à parcourir est sous nos yeux et, en le fixant, nous n’apercevons pas ces soulèvements linéaires de terre qui indiquent les tranchées. « Au pas, disons-nous, et de l’ordre. Il faut nous réserver pour l’élan suprême à donner. »

Nous montons, foulant l’herbe, et les fleurs nous distraient : le danger ne nait point sous un si beau soleil. Les hommes rient. « Encore cent mètres de gagnés, mon lieutenant, me crient-ils. Pensez-vous qu’on les aura ? » L’ordre était admirable à cet instant, à pas lents tous et l’arme à la main. Avaient-ils conscience de la beauté de leur mouvement ? Ils continuaient d’avancer, cherchant des yeux l’ennemi. Celui-ci aurait-il fui qu’il ne se révèle pas ?