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d’immenses abris effondrés, aux poutres brisées, aux rails tordus mettaient dans cette désolation un peu de pittoresque.

Je regagnai le fortin. Je fus commandé pour emmener, le soir, une corvée de travailleurs aux entours de la route. Nous nous engagions dans le sentier du ravin quand contre-ordre nous parvint. Il semblait que l’on nous eût rappelés comme pour nous éviter un danger. Nous nous endormîmes satisfaits ; nous avions l’esprit tranquille et le cœur loin d’émoi. Nous semblions volontairement oubliés de la mort.


IX. — L’ASSAUT DU 9 AVRIL

Il n’y a meilleur auxiliaire que l’ennemi. Le 8 avril, au cours d’une corvée de munitions, j’avais croisé un prisonnier ; il sortait de l’abri du colonel. C’était l’un des deux Polonais, tombés entre nos mains et dont la parole allait mettre au camp le branle-bas de combat. Ils s’étaient accordés sur ce dire qu’une action effroyable nous menaçait ; elle serait livrée le 9 ; ils avaient nommé les corps qui devaient participer à l’assaut. J’ai croisé le prisonnier ; c’était un petit homme triste, sale dans ses habits gris, les yeux fuyants, lâches sous la buée des lorgnons, l’air d’un répétiteur costumé en garde-chasse. J’ignorais alors qu’il eût découvert l’aventure, mais quand je me présentai devant le colonel, l’air grave, tendu et concentré de tous me surprit : « Laissez ici vos caisses à munitions, mes enfants, nous dit le colonel, allez vous coucher. Prenez un bon sommeil, j’aurai sans doute besoin de vous demain. »

J’eus à mon retour l’explication quand je fus appelé avec Ganot auprès du capitaine Coltat qui nous dit la chose et nous dicta les consignes d’alerte. Il était avec Savary dans un abri de planches, brisé de fatigue et tenaillé de fièvre « Qu’en penses-tu ? » me dit Savary. Je n’ignorais plus que nous étions destinés à contre-attaquer. — « Que nous commencions à perdre l’habitude de mourir : cela va nous rafraîchir le sang. »

Le 9 avril, je me levai de bon matin. L’aube était claire ; sur les hommes endormis ne planait que dans mes yeux ce pressentiment du danger. Ils dormaient, la mort auprès de leur tête : sans qu’ils s’en fussent doutés, à la façon des condamnés, ils pouvaient n’être réveillés que pour n’avoir plus qu’à mourir. Je regardai l’horizon. L’air était pur et frais, et