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de ces deux collines qui se faisaient chacune la gardienne de l’autre, le danger était néanmoins de maigre espèce à la deuxième position. Les obus tombaient alentour et, bien qu’il ne s’y trouvât d’abris que contre la pluie et que, sous des toiles de tente, la plupart reposassent à même dans les boyaux, malgré un bombardement journalier qui nous enveloppait de sa fumée, durant le séjour que nous y fîmes, nous ne subîmes point une seule perte.

Le travail nous menaçait aussi peu. La position sortait des mains du génie qui l’avait consciencieusement établie, et nous n’avions à mettre à l’œuvre qu’une section chaque nuit. Le froid était vif alors et, nous serrant contre les corps voisins, nous grelottions pourtant sous nos deux couvertures. Le ravitaillement se faisait à Chattancourt, l’heure du repas était notre seule distraction. La paix était contre toute attente ; le danger ne menaçait point ; avec des livres, j’eusse été heureux. Chose vaine que la pensée de l’homme ! Le mouvement d’une feuille suffit à l’occuper. Nous avions, pour nous distraire de notre solitude, le bombardement furieux et continu des deux crêtes fameuses.

A moins d’un kilomètre au-delà de la crête qui dissimulait nos assises, des feux furieux nous découvraient la zone du danger. Et chaque jour, se renouvelait avec plus d’intensité le bombardement du Mort-Homme et de 304. Prises dans un triangle d’acier entre Montfaucon, le bois des Forges et la côte du Talou, les deux crêtes tragiques constituaient sous nos yeux l’hémicycle du danger ; et groupés sur ses bords, immobiles et muets, nous assistions spectateurs et badauds au mouvement varié et coloré des jeux humains de la mort.

J’eus un jour la curiosité d’avancer vers le Mort-Homme. Je suivis un boyau ; il m’apparut à moins de deux cents mètres, martelé, effondré en partie ; ses entours étaient des entonnoirs, et plus souvent des cratères. Village de troglodytes au fond de son ravin, m’apparurent les abris du colonel et des réserves immédiates du régiment. Une première crête me dissimulait au Nord-Est le sommet du Mort-Homme. A l’Est, m’apparut avec au loin le système avancé de nos tranchées vers le bois des Caurettes, la route de Chattancourt, Bethincourt, désolée, dévastée, sans arbres, comme nue ; autour d’elle, son danger créait la solitude. Sur ses bords, tous les vingt mètres,