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n’était qu’un cadavre qui culbute sous l’étreinte ; c’était, dans sa pose étrange, la sentinelle glacée des morts qui maintenant jalonnent le fossé. « Mais les canons ? » Ils sont là-bas, à vingt pas ; ce ne sont d’ailleurs que des charrettes d’artillerie ; elles sont gardées à vue, et couvertes d’un réseau. Les canons sont plus loin, derrière les premières sentinelles de l’ennemi. N’est-ce pas ce qu’il fallait savoir ? Il n’y a point à songer à les ramener par surprise. Nous revenons en hâte ; démasqués tout à l’heure, à cinq cents mètres de nos lignes, aux écoutes de l’ennemi, nous avons le sentiment d’être entourés de patrouilles qui nous cherchent. Mais la nuit est pire ; le ciel est avec nous ; nous courons ; déjà nous touchons des réseaux. « Halle-là ! crie une voix amie. — Déjà ! » pensons-nous à voix haute ; nous nous serrons la main. Je rendis grâce à cette reconnaissance qui, me tirant de mon ennui et de mon hébétude, me fit, pendant deux heures, battre le cœur d’une émotion nouvelle ; mais, quand je soulevai la toile de l’abri, l’angoisse me reprit dès le seuil. Des plaintes montaient espacées, douloureuses ; à ma vue, l’infirmier haussa les épaules avec tristesse. Qu’importait l’allégresse de nos cœurs ? Ce soir-là n’était pas différent des autres soirs, et la mort était toujours au logis.

Le ravin d’Haudromont complétait la côte de Froideterre. Nous étions les condamnés de la mort, et chaque soir la trappe s’ouvrait sous les pas de plusieurs d’entre nous. Il eût suffi de huit jours encore : la compagnie aurait vécu.

Il importe peu, un jour fixé, en montant à l’assaut, d’acquitter une dette sanglante. C’est un jeu dangereux, mais il fallait s’y attendre ; ce n’est que cinq minutes à passer, et l’on en prend vite son parti. Mais à Haudromont comme à Froideterre, la mort se faisait notre usurière ; il fallait, au jour le jour, lui aligner du sang. Dix jours d’intérêts sanglants nous coûtaient plus que le capital humain que deux fois ou trois par année on sacrifie dans un grand jour d’assaut.


VII. — LA FONTAINE DE JOUVENCE

Ai-je connu des rires plus clairs, une gaieté plus réjouie que le 29 mars, dans la fraîcheur du matin, quand la vue d’une fontaine à l’eau pure nous rendit au sentiment de la propreté ?

Nous avions été relevés de nuit, dans des conditions longues