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tout entière noyée dans le sang, Fontaine-aux-Charmes, Bagatelle, Fontaine-Madame où, le printemps dernier, nous trouvions la mort parmi les muguets de mai. C’étaient d’immenses étendues de plaines nues, de collines nues, à l’herbe pauvre, avec de rares broussailles où la feuille ne tenait pas longtemps ; c’était vraiment la bordure et la défense des Gaules, les champs prédestinés de la mort, bosselés, pauvres et dénudés, avec une touffe de poils fauves, comme un bouclier primitif.

Sur ces terres où l’œil ne voyait pas le pied, où le voisin distinguait à peine le voisin, uniformément grise, la nuit flottait. Et, à trois kilomètres tout alentour, une zone distincte s’élevait où les fusées, les projecteurs, l’éclair des canons, la flamme flottante des incendies composaient leur spectacle dans le décor lointain d’un brouillard lumineux.

« Le vestibule de l’Enfer, » dit La Ferrière. C’était vraiment cela, une clarté de l’au-delà, une imagination de Dante, une vision de féerie sur un champ de mort.

De val en colline et de colline en val, le cri d’un homme nous arrête. Ce sont les relais ; ils se succèdent, et tous les cinq cents mètres, je change de guide ! Nous voici en lisière d’un bois qui fuit à pic, sur un ravin.

« L’endroit est dangereux, me dit Savary, fais aplatir tes hommes. Un 88 tire à intervalles réguliers, de trois en trois minutes ; il frappe à plein sur le sentier qu’il vous faut prendre. Défilez-vous dès le prochain coup ; c’est toujours autant de gagné. »

Nous attendons l’obus. Il éclate, à cent mètres sous nos pieds. Une seconde, dans son feu, il découpe la forêt qu’il illumine d’horreur. Le sentier apparaît, tragique, fuyant à pic, bordé d’arbres hachés, aux souches éclatées dont les branches entassées, les têtes abattues dissimulent sous leur inextricable fouillis les pièges de la terre ouverte par les obus.

« D’un seul bond, mes enfants. »

Oui, mais dévaler trois cents mètres d’une colline en pente raide, en enjambant par-dessus les mille obstacles d’une forêt abattue, dans la nuit, noyés de branches jusqu’aux reins, le faix pesant, instable, sur le dos, les jambes prisonnières donnant sur des abîmes, sous la menace de la mort réglée sur une horloge. L’action du chef se perd dans de telles circonstances. C’est, dans l’effrayante obscurité de la nuit, la lutte pour vivre