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yeux. Suffoquant, mais soucieux d’avoir l’esprit entier dans la catastrophe, je me retiens pour ne pas tousser. Dans le silence angoissant montent des gémissements.

En rampant, j’ai passé la tête hors de mon abri, dont l’ouverture était, de l’instant, obstruée. Au dehors, la nuit était tout à fait venue. Sous mes yeux s’ouvre un trou fumant d’où monte la voix de la mort.

« Il faut vite déblayer ça, ai-je crié dans la nuit. Qui es-tu, toi ? Va chercher des pioches. » L’ombre ne bouge pas ; je la secoue. « Ne me faites pas de mal, ne me faites pas de mal. — Qu’as-tu à crier ? Va chercher des pioches. — J’ai du feu dans les yeux. — Tu étais là-dedans ? — Oui, à l’entrée de la porte. — Et qui avec toi ? — L’adjudant était au fond avec le sergent Van Walleghem. Daniault et Arquillière mangeaient leur soupe. L’obus est entré par derrière ; il a éclaté au milieu. — Tu es blessé ? — Je ne sais pas. »

Une heure durant, sous les obus, nous avons remué des terres, dégagé Daniault et Arquilliène sanglants, les membres rompus, gémissant doucement d’une voix triste, délaissant leurs chairs à la terre dont l’oppression étouffait le cri de leur agonie ; puis, avec plus de peine, du fond de leur tombeau, Van Walleghem et Folliart, écrasés, convulsés, les mains crispées, rejetées en arrière, gardant sur leur face tuméfiée la double expression de l’épouvante et de la mort.

« Ils la sentaient venir, dit quelqu’un. Depuis plusieurs jours, ils étaient préoccupés et pleins d’amertume. » C’était faire après coup de la prophétie à bon compte. C’est un préjugé néfaste que cette idée courante du pressentiment ; elle accable, et nous sommes ainsi à la merci du premier jour de dépression venu. A l’ordinaire, l’événement la dément ; mais j’ai vu par elle des gens s’offrir volontairement à la mort parce qu’elle s’apparentait un jour à la tristesse de leur esprit ; ils la croyaient proche, ils s’abandonnaient pour en avoir plus tôt fini avec elle. Il n’y a là-dessous qu’une méconnaissance de nous-mêmes dans la vie que nous menons. En temps de guerre, la tristesse est le fond de nos cœurs ; nous n’avons de gaieté qu’en nous faisant violence, et l’esprit souffre des grimaces du visage. À cette heure, la tranquillité de l’Ame n’est que manque de mémoire, la paix de l’esprit qu’oubli, qu’ignorance volontaire, la gaieté n’est qu’un masque difficile à porter ;