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Saint-Hubert, où, chaque année, j’allais tuer le sanglier. »

Quel carrefour de nos souvenirs que l’Argonne ! Pendant le repas, nous reconnaissons que nous y avons tous vingt histoires. L’an dernier, à Fontaine-Madame, aux Enfants-Perdus, un homme crut avoir tiré un Boche. On entendit des cris ; on envoya à la recherche du blessé. Le Boche était un sanglier dont la préparation nous tint trois jours en appétit. Si j’avais songé plus tôt à constituer une vitrine de mes souvenirs de la guerre, il m’eût plu d’y conserver le pied d’un chevreuil errant entre les lignes et tué, au risque de la mort du chasseur, à vingt mètres de l’ennemi. La balle s’était trompée d’adresse, mais nous avions gagné au change. Il y a des appétits auxquels la mort d’un ennemi ne satisfait point.

« C’est l’heure de la sieste, » dit Nicot.

Ai-je dormi une heure, ou deux, ou cinq ? Des chocs sourds, violents, répétés, ébranlent le sol autour de moi. Je me dresse ; le silence s’est fait. Puis, à nouveau, le bruit d’explosions successives, lointaines d’abord, et se rapprochant à chaque coup davantage. J’ai repris mon esprit ; mon expérience de la guerre se fixe dans deux idées : par rafales de six, l’ennemi bombarde méthodiquement la côte, et je suis dans la zone du dernier coup.

Sous le danger, dans l’ombre, il y a une espèce d’horreur particulière à être seul. Le courage prétend à être regardé : dût la mort s’ensuivre, il est payé du coup d’œil même distrait d’un témoin. Le combat au soleil, s’il s’agit d’entraîner, n’est qu’un jeu. L’amour-propre y compose le geste et le visage ; on se sent regardé, on joue un rôle ; il s’agit de le mener brillamment jusqu’au bout. L’amour-propre et la conscience du rôle à jouer savent à propos nous distraire de la mort. Mais être seul, n’avoir à songer qu’à soi-même sans prétendre à s’imposer aux autres, n’avoir plus qu’à mourir sans un applaudissement suprême ! L’âme abdique bien vite, et la chair s’abandonne au frisson. Je me suis redressé, j’ai rejeté mes couvertures ; mes bras, mes jambes sont dégagés. C’est bien assez d’avoir peut-être à souffrir ; la moindre gêne serait intolérable dans le moment ultime. Il faut être à son aise pour mourir.

1, 2, 3, 4, 5. Cette fois, je n’ai pas compté six. Un éclatement plus sourd, un ébranlement plus violent, puis un bruit d’averse sur mon toit. Une fumée âcre me prend au nez, aux