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des savants et des professeurs, des gens de lettres et des artistes, des agriculteurs et des ouvriers, des commerçants et des industriels. La veille encore, ces soldats improvisés menaient l’existence détendue et comblée qu’une civilisation plusieurs fois séculaire procure à ses héritiers. Voici qu’ils passent, sans transition, du bien-être, de l’indépendance, de la sécurité, au besoin et à l’effort physique, à l’obéissance passive et au danger. Pour les intellectuels surtout, le changement est total. Hier ils pouvaient compliquer à leur fantaisie le jeu de leur pensée. Aujourd’hui elle leur devient, comme aux animaux, un outil dont l’emploi leur représente, en face de l’ennemi, une question de vie ou de mort. Ils doivent l’appliquer au petit fait immédiat, le plus momentané, le plus insignifiant : un point dans l’espace, un pli de terrain, un bouquet d’arbres, comme le sauvage lancé sur une piste. Un tel déplacement du plan de l’intelligence ne s’accomplit pas dans un automatisme irréfléchi. Nos gens ont beau s’adapter vite à cette direction inattendue de leur activité, il est impossible qu’ils ne subissent pas un sursaut de leur être intime. Qui dit adaptation ne dit pas abolition. Ce qu’il était dans la vie civile, ce soldat de rencontre le reste en partie dans sa vie militaire. Deux personnalités coexistent en lui, la plus récente comme greffée sur la plus ancienne. De là, dans les armées de ce type, cet esprit critique et qui rend plus délicat le rôle du chef, obéi, suivi, mais jugé. De là cette nécessité pour le gouvernement de surveiller avec grand soin le moral du pays. Les attaches des combattants et du milieu familier ne sont pas rompues assez complètement pour que l’Avant ne subisse pas sans cesse le contre-coup des opinions de l’Arrière. De là aussi, pour en revenir à la remarque de tout à l’heure, cette abondance des témoignages écrits.

Leur foisonnement atteste leur spontanéité. C’est un excès d’impression qu’ils manifestent. Par la lecture, par la conversation, par le théâtre, par les examens, par tous les plaisirs et tous les devoirs de leur jeunesse amusée ou studieuse, beaucoup de ces soldats s’étaient accoutumés à s’étudier, à s’analyser constamment. Comment ceux d’entre eux qui se sentaient un don d’écrire, même très faible, résisteraient-ils, traversant des heures d’une intensité souveraine, à la tentation de les noter, de les approfondir encore en les enregistrant ? Celui-ci a tenu un journal. Cet autre s’est épanché dans une