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n’étaient pas là tout près, saccageant nos patries. Aujourd’hui, non, il fait trop beau, trêve à la souffrance pour une fois, évadons-nous un peu de l’horreur, parlons de choses passées, ou de choses lointaines…

A un moment donné, la Reine avait ramené la conversation sur Bénarès et les religions hindoues, quand tout à coup, devant la porte ouverte, un chat passe comme une flèche, un gros chat noir qui détale ventre à terre et semble au comble de la terreur. Ah ! il y avait de quoi, le malheureux : la maréchaussée est à ses trousses ! Un gendarme, qui lui court après, passe aussitôt derrière lui, à toutes jambes, en se frappant dans les mains pour faire le plus de bruit possible… Alors la Reine ne peut s’empêcher de rire, — c’était si imprévu ce bruyant épisode chatique au milieu de nos songeries profondes sur le brahmanisme ! — et, se rappelant sans doute que je suis un chevalier servant des chats : « Rassurez-vous, me dit-elle, en riant toujours, on ne leur fait jamais de mal ; non, peur seulement. C’est qu’ils viennent ici, tous ceux du village, pour dénicher nos rossignols. Aussi me suis-je vue obligée de prier le bon gendarme de service de ne pas manquer de leur donner la chasse. »

Pauvre charmante Reine, qui entend la nuit, sans broncher, d’infernales musiques de mort, comme on la comprend de défendre au moins les rossignols qui lui font des sérénades ou des aubades avec leurs petites voix de cristal ! Et combien sont touchantes et jolies les fantaisies presque enfantines de cette souveraine au courage si viril, qui n’a pas une minute déserté son poste terrible, qui jamais ne faillit à son devoir écrasant et qui, dans les tranchées de première ligne, au milieu de ses soldats, affronte le fer et le feu, avec la plus tranquille audace !

— Je vais vous montrer notre petit bois aux rossignols, me dit Sa Majesté quand l’audience est finie. Je vais vous faire passer par-là pour vous en aller.

Nous nous engageons donc dans les gentils sentiers étroits, où l’on ne peut marcher que deux de front ; la dame d’honneur m’a gracieusement cédé la place aux côtés de Sa Majesté et se contente de marcher à deux ou trois pas derrière nous. On sent que cette reine dépossédée, qui avait pourtant des parcs aux arbres de haute futaie, s’est prise d’affection pour ces petits