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un pot aux roses. Le dépit d’un Turcaret ne se contente pas des paroles comme celui d’un Alceste : il lui faut des fureurs plus matérielles, un vacarme de glaces brisées et de porcelaines jetées à terre. La lettre devient une lettre de change et le billet doux un billet au porteur. La pièce à conviction est un bijou revenu de chez le prêteur sur gages. Et les conditions de la paix sont que le financier fasse amitié avec l’amant de cœur qui vit aux dépens de sa maîtresse, et prenne auprès de lui l’aigrefin spécialement commis au soin de le gruger… On voit assez que la scène, si elle est de même dessin, n’est pas de même qualité : le niveau est pris sensiblement plus bas.

Dans le théâtre de Molière on rencontrait, ici et là, des usuriers, des maîtres-chanteurs, des chevaliers d’industrie, des femmes d’intrigue, et Frosine y fait un métier qui n’est pas des plus recommandables : on ne voit plus qu’eux dans la comédie de Lesage, où ils occupent toute la place, groupés autour du traitant promu chef du chœur. Celui-ci, pour la première fois qu’on fait son portrait au théâtre, est peint de main de maître : il n’a pas à se plaindre et il en a pour son argent. Lesage n’a pas commis la faute de nous le montrer dans l’exercice de sa profession : ce sera, par la suite, l’erreur de plusieurs auteurs dramatiques qu’ayant à nous présenter le faiseur d’affaires, ils tiendront à le prendre en train de faire des affaires ; ces choses-là sont rudes et mieux vaut, à la scène, en suggérer seulement l’idée : un bout de dialogue avec M. Rafle nous en dit long à ce sujet, et nous devinons le reste. Peintre de mœurs, Lesage avait à nous faire connaître les mœurs et le caractère de l’homme : l’individu de basse extraction, le laquais parvenu, l’âme de gain et de boue. Il a montré Turcaret, et c’est le trait de génie, aussi crédule et naïf dans ses affaires privées, qu’il est, dans les autres, retors et cruel : c’est l’exploiteur exploité. De fait, pour dévorer ces fortunes scandaleuses et les ruiner à mesure qu’elles s’édifient, un être a été créé tout exprès, — comme la nature a mis près de chaque espèce celle qui est chargée de la détruire, — et c’est la fille. Elle devait monter sur la scène le même jour que le traitant. Un euphémisme du langage littéraire d’alors la déguise sous le nom de « coquette ; » mais nous ne pouvons nous y tromper et, dès les premiers mots, nous l’avons reconnue : elle est veuve d’un officier supérieur — déjà ! — et déjà baronne, comme sera la baronne d’Ange. Elle amène avec elle ses dignes compagnons, l’un chevalier et l’autre marquis, tous deux vivant aux crochets des femmes jeunes ou vieilles, entretenues ou séparées. Le marquis est entre deux vins : les scènes