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comédie de Molière à Turcaret, il y a la même distance qui sépare la société peinte par Molière de la société où a vécu Lesage. À travers le théâtre de Molière et quoique l’impitoyable railleur n’ait guère épargné son temps, on aperçoit une société d’une magnifique ordonnance : c’est cette France du grand siècle, hiérarchisée et disciplinée, avec la forte armature de ses institutions publiques et la bonhomie robuste de ses mœurs familiales. Par malheur, la maturité n’a qu’un instant. Le règne de Louis XIV n’est pas terminé ; et déjà la décomposition a commencé. L’art dramatique subit l’influence de ce milieu nouveau. Il n’a plus la richesse, l’ampleur, la variété et l’abondance qui sont les signes de la santé dans la littérature comme dans la vie. Il se restreint, il se durcit, il grimace. Dans Molière il y a toutes les tares de notre nature et aussi toutes ses noblesses ; il y a l’avarice, la prodigalité, l’hypocrisie, la sottise et la prétention, et aussi l’ordre, la prévoyance, la franchise, le bon sens et le naturel ; il y a M. Jourdain et Philaminte, et aussi Mme Jourdain et Henriette ; il y a don Juan, Tartuffe et Harpagon, et il y a ce grand honnête homme, Alceste, qui domine tout ce théâtre, comme Hamlet domine le théâtre de Shakspeare, et donne la main à don Quichotte. Que ce soit Turcaret ou Gil Blas, vous y trouverez toutes les laideurs réunies et vous ne trouverez qu’elles seules. C’est pourquoi dans Molière il y a plus que la société de son temps : la vie humaine ; — dans Lesage il y a moins qu’une société : un coin de cette société.

Un rapprochement, qui saule aux yeux, aide à mesurer le chemin parcouru. Une des principales scènes de Turcaret est une transposition et comme une réplique de celle où Célimène, convaincue par l’évidente, prend le bon parti qui est de ne pas chercher à se disculper, mais de contre attaquer Alceste. Ces emprunts sont fréquents dans la littérature classique qui avait de toutes autres idées que nous en matière d’invention : elle estimait que certaines situations de théâtre sont des lieux communs qui appartiennent à tout le monde et auxquels il suffit que chacun mette sa marque personnelle. Alceste a eu connaissance d’une lettre, écrite par Célimène, qui ne lui laisse aucun doute sur la coquetterie de cette jeune veuve : il souffre, il s’indigne, il se plaint ; mais parce qu’il aime, il pardonne. Pareillement, dans Turcaret, la baronne, chez qui le traitant est arrivé furieux et menaçant, vous le retourne, en moins de rien, comme un gant. Mais ici ce n’est pas le style trop agréable d’une épitre qui a fait deviner un secret, c’est la dénonciation d’une domestique qui a découvert