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de façons, il ne ressemblait pas du tout à la plupart des érudits, ou bien à ceux qu’on se figure si confinés dans leur besogne qu’ils se redressent mal et, même debout, restent comme penchés sur des feuillets. Son visage était plutôt d’un ancien capitaine qui, revenu à la vie des bourgeois, laisse boucler autour de ses oreilles ses blancs cheveux ; il portait la barbiche longue : et il avait plus de fierté que de bonhomie, à la première apparence. Il se plaisait à rire, dès que s’en présentait l’occasion : ce n’était pas tous les jours ; il ne souriait pas. Il avait, à généralement parler, du chagrin ; puis, en outre, un chagrin : ses plus intimes amis savaient que, depuis la mort d’un fils, il ne s’était pas consolé. Il avait mauvaise opinion de la destinée, petite opinion de l’humanité ; il n’attendait aucune aubaine : il était morose et l’était avec une espèce d’énergie stoïcienne. C’est ainsi qu’il ne souriait pas ; et son rire tournait au sarcasme très vile. Il composait, en français, en grec, en latin, des chansons narquoises, où il fourrait de rudes calembours et des calembredaines insolentes pour ses ennemis, les ennemis de ses idées. S’il vous aimait, il vous parlait de la pluie et du beau temps, de Sophocle et de Pindare, et non de lui, et non de vous ; il n’allait point à la confidence avec vous, non plus qu’il n’y allait avec lui-même, ayant accoutumé de vivre dans le divertissement perpétuel de la pensée. Il vous traitait comme lui-même et vivait évasivement. Pour peu qu’on le connût ; c’était à cause d’une sensibilité très vive et qu’il avait à maîtriser. Elle se trahissait à sa physionomie, laquelle n’était pas très mobile, ou ne l’était plus, parce qu’il l’avait fixée, à ce qu’il semblait, et fixée en son état de souffrance ou d’alarme. Autour des yeux, les muscles plissaient tout le visage. Il tenait son livre à la hauteur de son front, plus haut que son front, en l’air, et le lisait, de près, comme on regarde au plafond, le lisait un peu, avec méfiance, y trouvait des fautes, — des fautes, des fautes ! — abandonnait le livre et, au plafond, cherchait le texte vrai, la conjecture. Le triomphe de sa besogne acharnée était qu’il s’attristait sur les fautes qui déparent le texte de Pindare ou de Sophocle : car il donnait ainsi le change à sa mélancolie. Dans les moments où la fiction philologique ne le contentait point, il se mettait à son piano, où ses grosses mains devenaient agiles soudainement ; et il demandait à la musique une diversion plus dangereuse, mais plus forte. C’était un homme d’aspect tranquille et d’âme agitée. Il y a du romanesque dans l’assiduité des grands philologues : leur passion n’est pas apaisée facilement ; et, quand les autres hommes auront fini par être de plus en plus pareils, ils seront les derniers originaux.