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saccages fructueux. C’est le soldat d’en face qui a cela dans la tête. Même dans la tragédie qui l’absorbe, notre « poilu » reste par la pensée attaché à son champ : dès qu’il a le loisir, il s’inquiète si l’on a semé, si l’on a biné, si l’on a sarclé en temps voulu, si la vigne a été taillée, si la cuscute ne menace pas la luzerne, et il considère le mildiou comme un ennemi de l’arrière. Une de ses plus sincères indignations, dans cette guerre, a été de voir, au repli des Allemands, les arbres fruitiers coupés par méchanceté. Au milieu de ses camarades et en face de l’Ennemi, il reste un homme de famille, l’homme aussi d’une profession pacifique, d’un métier qu’il reprendra. Mutilé, il ne se soucie pas de l’hospitalité glorieuse des Invalides. Il se voit rentré chez les siens. En ce sens, ce n’est pas un « militaire professionnel. »

Mais ce n’est pas un garde national non plus. Il n’offre aucun des traits du légendaire pensionnaire de l’hôtel des Haricots, discutant ses chefs, fécond en « motions, » abandonnant sa garde pour sa boutique, assidu aux meetings, en un mot un militaire amateur. Le poilu est formé, façonné, discipliné par la vie des camps autant que le fut jamais chez nous le militaire professionnel. Il est expérimenté et connaît son métier à fond mieux que ne le connut jamais soldat de métier. Il a subi toutes les épreuves possibles du feu, du froid, de la fatigue, de la faim. Le légionnaire antique n’a pas davantage bouleversé le sol, construit, fortifié. Il est épique. Et ce paysan ou cet ouvrier qui ne s’est levé que dans un but impersonnel, — défendre le sol des ancêtres, — sans rien espérer pour lui, ni pour rien changer à sa vie d’avant la guerre, sans rien abdiquer de ses opinions et de ses revendications, avec la colère du travailleur surpris en pleine besogne pacifique et la résolution de l’homme libre qui ne veut pas être asservi, ce « soldat-citoyen, » dans le sens noble du mot, c’est le « poilu. »

Ces traits passent dans sa physionomie. Comme voilà un vétéran véritable, comme il a vu le feu autant qu’un soldat de la Grande Armée, il a pris le visage grave, concentré du grognard ; il en a le sang-froid, le calme, la résolution ; ses sourcils et son front portent, même jeunes, le pli de l’expérience qui mûrit plus vite que le temps, de la réflexion que la mort enseigne mieux que la vie. Ses yeux, qui ont vu tant et de si terribles choses, en gardent le reflet ; son teint, qui a subi