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laborieusement cruelle, l’inconsistance enfin, sinon la contradiction pour le moins apparente de la pensée.

Dans quelle mesure ces défauts s’expliquent-ils, les uns, par l’influence du premier Théâtre-Libre, et d’autres, par celle d’Ibsen ? Dans quelle mesure sont-ils imputables à l’auteur seul ? Ce n’est pas notre objet de le déterminer aujourd’hui, et mieux vaut peut-être fixer les traits qui, de toute évidence, composent la physionomie propre de l’écrivain.

La nature, les passions, les idées, voilà, je crois, le triple amour de M. de Curel ; triple amour de gentilhomme pour qui la littérature ne fut ni un gagne-pain honorable, ni un moyen distingué d’arriver à certains honneurs, mais un divertissement solitaire et magnifique.

La nature qu’il aime est inaccessible à la foule ; les visions qu’il lui demande ont quelque chose de grandiose, mais aussi de sauvage et de fantastique ; à poursuivre les loups et les sangliers, il retrouve l’âme des grands féodaux pour qui la chasse, bruyante, fatigante et dangereuse, était encore l’image de la guerre.

Ses héros eux-mêmes sont-, à leur manière, des féodaux, du moins des aristocrates. Féodaux, bien entendu, le duc de Chantemelle et Glaire elle-même. Féodal terrible, Michel Prinson. Féodal honnête et bienfaisant, Georges Boussard. Aristocrates, Anna de Grécourt, Françoise de Renneval, Gabrielle et Régine, à plus forte raison Robert de Chantemelle et Jean de Sancy. À cause de leurs titres ou de leurs particules ? Quelle puérilité ! Plus que leur nom, c’est leur âme qui est aristocratique. Tous orgueilleux, tous fiers du moins, ils ont cette qualité des âmes nobles : la tenue. Ils savent se dominer et se taire. Ils semblent distants et froids ; ils méprisent seulement la familiarité démocratique et ce besoin de confidences qui est celui des faibles. Cet orgueil les préserve des avilissements vulgaires. Leurs passions sont ardentes, la sensualité brûle plusieurs d’entre eux. Mais le sentiment de leur dignité est plus puissant encore ; et au mépris d’eux-mêmes ils préfèrent la souffrance solitaire et les larmes silencieuses. Et c’est, exagéré ou perverti, le sentiment de l’honneur encore qui les pousse à rejeter les compromissions banales de l’adultère ou les joies trop faciles d’un amour simple. Ce théâtre d’amour est un théâtre d’orgueil.