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avoir perdus. Allez, mon égoïsme est exempt de sérénité. » (L’Invitée.) — « Pourquoi, lorsque je détruisais en moi ce qui aime, n’ai-je pas réussi à tuer ce qui souffre ?… L’un n’existe plus, l’autre s’attendrit pour un mot… » (Ibid.)

Quelquefois, leur pensée prend la forme d’une maxime, mais sans pédantisme ni froideur : « Le stoïcisme n’habite que les âmes passionnées. » (Ibid.) Et s’il leur arrive d’employer une image, l’exactitude et la discrétion la rendent plus émouvante encore : « J’ai tué dans mon âme beaucoup de sentiments très doux, mais en tâchant d’épargner la bonté… Je suis comme les vieux saules creux : le bois mort du cœur n’empêche pas les branches de verdir et les oiseaux d’y trouver un abri… » (Ibid.)

Les protagonistes de M. de Curel ne sont pas seuls capables de ces aveux profonds et troublants. Les personnages secondaires, voire les plus médiocres, jettent parfois sur eux-mêmes un, regard clairvoyant : « Tu ne sais pas ce qu’il y a de faiblesse dans les vieilles âmes qui se cramponnent à la vie, au lieu de se préparer noblement à la quitter. » (Ibid.) Lamentable aveu d’un père à sa fille, mais relevé par le regret du devoir méconnu, et qui confère un peu de dignité humaine à un fantoche pitoyable.

J’ai emprunté toutes ces citations à une pièce particulièrement émouvante ; mais que d’autres exemples à recueillir dans l’Envers d’une sainte, la Figurante, l’Amour brode ou la Danse devant le miroir ! Pour le lecteur donc, les héros de M. de Curel, sans rien perdre de leur étrangeté, deviennent plus accessibles et moins indignes de pitié. Julie Renaudin nous inquiète encore et nous révolte ; mais, au souvenir de son long martyre et devant la fermeté de sa pénitence, nous ne nous refusons plus à la plaindre ; Théodore de Monneville, sans cesser d’être un peu agaçant, déplaisant même, participe à la double grandeur du stoïcisme et de la science ; si misérable enfin que redevienne là Fille sauvage, nous sentons tout ce que ces simples mots : « Je pensais à un oiseau d’Europe, » résument pour elle de tendres souvenirs, de chers espoirs, de lourdes déceptions, et nous éprouvons comme elle une indicible mélancolie.

Et quand, au lieu d’un vieillard aigri, d’une sauvagesse deux fois déchue ou d’une religieuse sans humilité ni charité vraies, nous avons sous les yeux une honnête femme que vingt