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la ville et le désordre des montagnes. Au Japon, il y a des affinités entre la nature et l’homme. On dirait qu’ils se sont modelés l’un sur l’autre. L’homme a pris un peu de la grâce des choses ; la nature a pris un peu de son âme. Mais ici, dans ce pays grand et farouche, les hommes, qui semblaient nés pour l’indépendance et qui avaient reçu de beaux dons en partage, se sont comme à plaisir rapetissé l’esprit ; et, tout en restant les plus incultes des hommes par leurs superstitions, ils en sont devenus les plus artificiels par leurs conventions.


On m’a montré, dans le Palais du Nord, sous un bois de pins, l’étang au bord duquel, le 8 octobre 1895, à la pointe du jour, les meurtriers de la Reine brûlèrent son cadavre. C’était une petite femme mince, à la figure tachée de rousseur, plate et longue comme tous les Mine qui sont d’origine chinoise. On vantait son intelligence et sa connaissance des classiques. Aussi dévouée aux intérêts de la Chine qu’hostile à l’influence japonaise, elle exerçait sur son mari l’ascendant d’un esprit fort. Elle avait déjà failli être assassinée en 1882 dans une révolte de soldats coréens, peut-être fomentée par son beau-père, le Régent, qui la détestait. Mais un de ses fidèles l’avait emportée sur son dos. On laissa courir le bruit de sa mort ; et, après un ou deux mois de silence, elle rentra triomphalement au Palais. Depuis, elle prenait ses précautions. Tous les soirs on lui préparait, dans divers pavillons, une dizaine de chambres ; et personne ne savait où elle avait dormi, car chaque lit était défait et portait l’empreinte d’un corps. Du reste, ni le Roi ni la Reine ne se couchaient avant qu’il fit clair. C’était la nuit que le Roi donnait ses audiences et que la Reine variait ses divertissements. Il lui en fallait toujours un. On lui avait construit, à l’extrémité du parc, une petite maison européenne où elle appelait des danseuses et des musiciennes.

Cependant les Japonais établis à Séoul exploitaient les dissensions de la famille royale et luttaient contre les Russes. Mais impatients d’organiser avant de conquérir, las de se heurter aux intrigues de la Reine., encouragés par son impopularité et par les ressentiments de son beau-père, ils avaient résolu de la supprimer. Des soldats coréens s’en seraient chargés, si le ministre plénipotentiaire japonais, un fanatique imbécile