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REVUE DES DEUX MONDES.

tragédie historique qui paraît avoir innové, en Serbie, le drame patriotique moderne. La tragédie se passe au XIVe siècle. Le tsar Douchan, souverain d’à peu près toute la péninsule balkanique, régnait non seulement sur les Serbes, mais encore sur les Grecs, sur les Roumains et sur les Albanais. Boïtch dresse la figure magnifique du Tsar tout-puissant : sa taille dépasse d’une coudée celle des hommes de l’empire, ses cheveux sont couleur de cuivre, son nez est en bec d’aigle, ses prunelles énergiques sont couleur de la mer ; son âme courageuse est forte, son cœur est gonflé des plus grandes ambitions, son cerveau est hanté des plus hauts rêves. Le plus audacieux, le plus inespéré de ces rêves-là allait-il se réaliser pour le tsar Douchan ? Cette magnifique Byzance, si fiévreusement convoitée, allait-elle tomber comme un fruit mûr, dans sa main royale ? Allait-il la posséder sans coup férir ? Le fait est que, déchirés de dissensions, écrasés de soucis, minés de toutes les façons, Paléologue et Cantacuzène, les empereurs décadens de « la cité gardée de Dieu, » appelaient imprudemment à la rescousse le tsar Douchan dont le cœur exulte :

… « Byzance ! Ce rubis de sang, cette pierre d’autel, demande à être sertie dans l’or de ma bague ! Elle implore mon aide ! Elle appelle à son secours ma sagesse et le sceau de ma force… »

Mais la Mort, qui est également près de l’homme humble et puissant, gaillard ou malade, dans le repos ou dans la bataille, la Mort, rompant le train d’une si belle victoire, délogea celui qui formait ces vastes projets, et dont l’orgueil s’écriait déjà :

… « C’est moi ! Moi, que le Seigneur a élu pour sauver la Ville chrétienne ! »

Le sceptre de Douchan tombait dans les mains débiles du fils du Titan, de l’enfantin Aiglon serbe, Ouroche le faible, neurasthénique chanteur de litanies, misérable philosophe nihiliste :

… « Oh ! que l’effort humain est vain ! Les tours d’acier se changent en cendre grise. Seul le vent souffle au-dessus des cimetières et le désert ensommeillé règne sur la vanité. On naît pour mourir : ô vérité simple. Tout est poussière et néant : à quoi bon les batailles ? Laissons les tigres lamper le sang ! Le Seigneur nous a créés pour lui chanter des hymnes. C’est dans la paix et le silence que consiste la sagesse[1]. »

  1. M. Boïtch, le Mariage d’Ouroche.