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MILOUTINE BOÏTCH.

est la religion de l’amour ; il fait de la volupté son unique reine ; il se rit de l’enfer et du ciel ; avec Baudelaire, il veut plonger ses yeux « dans les yeux fixes des satyresses et des nixes. »

Mais la haute culture intellectuelle de Miloutine, abreuvée aux meilleures sources, sa passion de l’étude, son érudition, devaient avoir vite raison d’une fougue sensuelle exagérée, le ramener vers le travail et vers l’art, ses véritables amours. L’instinct de Boïtch le poussait vers la littérature. Il excellait en chimie, en sciences naturelles, en mathématiques, voire en philosophie ; cependant, il sentait que son vrai domaine était la poésie, et il lui semblait que là seulement il pourrait jeter un cri personnel.

« Un soir, j’ai vu les corbeaux voler sans bruit, sans but, tous noirs dans la nuit noire, tous pareils. L’un d’eux murmurait une terrifiante histoire : « Qu’il est affreux, disait-il, d’être semblable aux autres : tous ceux qui m’entourent volent vers les filets du silence, vers les rets du néant. Soudain, un cri de passion perça la nuit : à tire-d’aile, poussant un croassement souverain, un grand corbeau arrivait. Alors, d’un seul élan, le vol errant suivit docilement l’animateur qui, conscient de sa force, menait au but ses frères silencieux, tous pareils, tous noirs dans la nuit noire. Et je frémis jusqu’à l’âme : ce soir-là, la volonté de puissance naquit en moi[1]. »

Dès 1912, aux premiers échos de la guerre balkanique qui éclatait, Boïtch, âgé de vingt ans, sentit son cœur s’emplir d’un patriotique émoi :

«… Qui a dit de nous, enfans du siècle, que nous sommes indignes de notre histoire ? Celui qui a parlé ainsi en a menti, ô ma bonne Patrie ! Nous t’aimons, notre Mère, et nous savons que tes champs, tes fleurs, tes roches n’ont inspiré à personne, avant nous, un amour conscient. Aujourd’hui, au moment de la lutte suprême, bien que l’auréole des haïdoucks anciens ne couronne plus nos fronts, nous donnerons notre vie pour toi en sachant le prix de ce que nous t’offrons, ô Patrie, et pourquoi nous faisons le sacrifice. »

En attendant, Miloutine compose un acte héroïque tout en relief, l’Automne d’un Roi, suivi de ce Mariage d’Ouroche[2],

  1. Miloutine Boïtch, les Corbeaux.
  2. ld. ibid. le Mariage d’Ouroche, drame en trois actes, en vers.