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volume sur l’Évolution de la Mécanique, trois gros volumes sur Léonard de Vinci, ceux qu’il a lus, ceux qui l’ont lu ; cinq autres (qui en auraient fait douze s’il avait vécu) sur le Système du monde, histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, etc. Dans ce passé, la doctrine philosophique l’occupe visiblement plus encore que les notions scientifiques. Et, quand on a soi-même employé autrefois des heures sereines à explorer les connaissances chimiques ou géologiques d’Albert le Grand, on est tout d’abord un peu étonné de voir que Duhem, dont tant de travaux personnels ont porté sur la chimie, en néglige entièrement ici l’étude pour s’attacher aux idées du théologien sur la forme, l’essence, l’être, la pluralité des âmes. Mais on s’explique bientôt qu’il a été attiré dans ce sens par l’espoir d’éclaircir les problèmes fondamentaux, dissimulés à nous sous l’aridité de la scolastique, les seuls problèmes intéressans en définitive pour notre vie morale : ceux de l’être et du non-être, de la Création et du Créateur, du corps et de l’esprit, de la matière et de l’énergie, ou plutôt, ce semble, par la pensée d’appuyer sur une logique rigoureusement scientifique ses convictions antérieures de savant très catholique et très assuré dans sa foi.

La méthode scientifique de Duhem, exposée notamment par lui dans son livre sur la Théorie physique, peut se résumer en deux traits qui ne sont qu’apparemment un peu contradictoires. Physicien, il adopte à l’égard de toutes les théories une attitude de froideur légèrement ironique que l’on pourrait comparer à celle d’un amoureux déçu. Trompé trop souvent par elles dans les débuts enthousiastes de sa carrière, il cherche à les éliminer pour rester, avec son « Énergétique, » le plus possible sur le terrain solide des constatations expérimentales et des rapports numériques. Surtout il leur interdit de pénétrer à son insu et masquées dans son laboratoire. Quand il a besoin d’une hypothèse, il commence par l’annoncer presque brutalement. Une théorie est, pour lui, un lien provisoire qui permet de mettre en ordre nos observations passées, mais qui ne préjuge rien sur nos observations futures : un système de classification qui tend progressivement à devenir naturel et à se traduire alors par une vérité métaphysique, mais comme une courbe tend vers son asymptote, à la limite. Il n’admet pas qu’on en envisage aucune comme une réalité, alors que la meilleure est simple-