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audacieux et le plus moderne. Ayant ainsi contribué à souder avec le passé une chaîne ininterrompue, il a été tout naturellement amené à étudier ce passé en historien, en philosophe ; et c’est un côté de son œuvre, sur lequel nous allons insister tout à l’heure, parce qu’il est le plus accessible à tous sans mots rébarbatifs et sans ces signes hiéroglyphiques de l’algèbre, dont les profanes diraient volontiers, comme les copistes du Moyen Âge quand ils rencontraient dans leurs manuscrits des signes inconnus : Grœcum est ; non legitur.

Mais cette ampleur des conceptions physiques n’est pas la seule particularité de Duhem ; il est un autre point qui le distingue plus encore et que nous tenons à mettre aussitôt en lumière, parce que lui-même y attachait une importance prépondérante. Duhem était un physicien qui croyait à la métaphysique, qui lui attribuait une place prépondérante à côté de la physique et qui prétendait aboutir à des solutions métaphysiques définitives, sans prendre un point d’appui sur une religion, mais en apportant au contraire, par le raisonnement et l’expérience, une confirmation à sa croyance religieuse. Il s’est défendu un jour avec vivacité d’avoir fait une « physique de croyant ; » et jamais, en effet, sa critique de physicien n’a été influencée par sa foi. Mais lui-même l’a écrit formellement, dans une heure où sa valeur de savant était seule en cause, en exposant ses titres pour une élection à l’Académie des Sciences : « Il serait déraisonnable de travailler au progrès de la théorie physique, si cette théorie n’était le reflet de plus en plus net et de plus en plus précis d’une Métaphysique ; la croyance en un ordre transcendant à la Physique est la seule raison d’être de la théorie physique. »

Après avoir lu ces lignes, on comprend comment le physicien qui a écrit le Traité de Mécanique chimique, fondée sur la Thermodynamique ; les Leçons sur l’Électricité et le Magnétisme ; les mémoires sur la viscosité, sur les quasi-ondes de choc, etc., a passé aussi tant de journées penché sur de vieux manuscrits oubliés ou sur de lourds in-folios, pour essayer de débrouiller, de préciser et de classer ce que d’autres auraient appelé avec dédain le fatras poudreux d’Avicébron, de Jean Scot Érigène, de Moïse Maïmonide, de Roger Bacon, d’Albert le Grand, de saint Thomas d’Aquin ; comment il a publié tour à tour deux volumes sur les Sources des théories physiques, un