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morgue, ces rapports de bon voisinage que l’on voit, presque toujours, entre le riche et le pauvre dans la société musulmane. L’esprit arabe n’écarte rien. Le luxe le flatte sans mesure, la misère ne le choque point. Même sur cette belle terrasse, la beauté n’est pas sans mélange : c’est un singulier assemblage de soin et d’abandon, de fini et de non fini, de raffiné et de barbare. Sur les vantaux or et azur d’une porte enluminée de mille fleurs, on a cloué avec brutalité une latte de bois blanc. Dans une chambre de féerie, quelle surprise de voir traîner la carcasse déjetée d’un de ces grands lits de cuivre à colonnes et à baldaquin, surmonté d’une couronne à fleurons, que les Anglais importent depuis quelque cent ans au Maroc ! Et un peu partout, dans ces pièces des Mille et une Nuits où l’on ne voudrait voir que divans et coussins de mousseline, j’aperçois, tantôt groupés comme pour une vente à l’encan, tantôt dispersés au hasard, des chaises, des fauteuils, des canapés dorés, des glaces dont le tain a fondu sous la chaleur, des pianos mécaniques, d’innombrables pendules éternellement arrêtées, des bouquets de fleurs sous des globes, des consoles Louis XV, si petites, si chétives au pied des murs blancs ! Même quand ils sont magnifiques, ces objets de chez nous, perdus au milieu de cet Orient, font un peu mal au cœur. On dirait les épaves d’un bateau naufragé ou le produit d’un rapt barbaresque. Les belles chambres peintes semblent dire : « Enlevez-moi cela d’ici ! » Et de leur côté, les pauvres choses captives, qui nous reconnaissent au passage, s’écrient : « Venez nous délivrer ! »

Le thé était servi, au-delà du second jet d’eau, sur une table chargée d’argenterie ; où s’étalaient les cent merveilles de la pâtisserie moghrabine ; les cornes de gazelle, les gâteaux aux amandes, les turbans du cadi, les eaux de roses et de jasmins, les laits d’amandes, les breuvages à l’orange, aux citrons et aux framboises pressées, le Champagne, que la religion tolère comme une innocente eau gazeuse. Devant d’énormes samovars moscovites, qui jetaient tout à coup l’idée de la neige et des frimas dans ce paysage de lumière, les serviteurs faisaient le thé suivant la caïda. Des serviteurs, il y en avait partout, au long de cette interminable terrasse, comme il y en avait dans les cours, comme il y en avait dans les couloirs, nonchalans, désœuvrés, étonnamment décoratifs sous leurs simples vêtemens de laine. Tout ce monde donnait L’impression d’une autorité