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aussi ne songent-ils à rien, et sont-ils sans mémoire, comme cet immense pays vide qui a gardé si peu de trace de sa longue histoire tourmentée, et où la légende a placé, non sans raison, semble-t-il, le pays des Lotophages, le pays de l’oubli.

Au-dessus de leur troupe désœuvrée, j’aperçois en haut, sur les toits, entre les créneaux des terrasses, derrière les fenêtres grillagées percées au faite des murailles, des choses qui s’agitent, des ombres rapides qui glissent. Parmi les trois cents femmes que renferme, dit-on, ce palais, combien guettent notre groupe d’étrangers ? Elles aussi, à quoi rêvent-elles, toutes ces femmes prisonnières ? « À la liberté ! » me répond, sur un ton dramatique, un jeune interprète tunisien attaché à notre caravane. À la liberté ! Que ces mots sonnent bizarrement sous ces regards invisibles ! Évidemment, ce jeune Tunisien a beaucoup lu la Case de l’oncle Tom.

L’autre jour, après l’Aït Srir, la réception avait eu lieu dans la petite cour qui suit immédiatement la cour d’entrée. Aujourd’hui, le mystérieux palais se laisse entrevoir davantage. Nous suivons maintenant un dédale de couloirs nus, irrégulièrement bâtis, qui tantôt s’élèvent très haut, tantôt s’abaissent jusqu’à toucher la tête. De distance en distance, un carré de ciel bleu apparaît par une grille de fer enchâssée dans le plafond de poutrelles et de roseaux. D’autres couloirs s’ouvrent ici et là, des impasses, des ruelles, de petites chambres sans fenêtres, aussi nues que le corridor lui-même. Au fond d’un de ces culs-de-sac, j’aperçois en passant là souquenille noire d’un vieux Juif près de laquelle flamboie la robe en velours vert d’une énorme Juive coiffée d’un foulard de soie cerise. C’est un vieux ménage d’Israël, M. et Mme Sadoun, qui, chaque matin, arrivent du Mellah, apportant sur leurs bourricots les cotonnades et les draps d’Angleterre, les mousselines brodées et les soieries de Lyon, les beaux caftans confectionnés au fond des maisons puantes badigeonnées de bleu, et tout ce qui sert à la toilette des femmes enfermées dans ces murailles, et moins préoccupées, j’imagine, de liberté que de coquetterie, de jalousie et d’amour. Vrais vizirs de la toilette, ces Juifs, qu’on trouve toujours à l’entrée de ces demeures chérifiennes, servent d’intermédiaires naturels entre le palais et le Mellah. Qui pourra dire les services que, dans les jours difficiles, ils ont rendus à leurs