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bonnet pointu et le poignard suspendu à la cordelette de soie. Debout ou accroupis dans l’ombre de la muraille, ils jouent avec un chapelet ou simplement avec leurs doigts de pieds. A quoi peuvent-ils bien penser, en nous regardant, défiler, ces vieux serviteurs noirs qui se succèdent de père en fils dans ces demeures princières, et qui, depuis trente ou quarante ans, ont vu tant de choses immobiles se transformer sous leurs yeux ? Ils ont servi le grand Moulay Hassan, dernier Sultan du vieux Maghreb, qui, jusqu’à la fin de son règne, avec une pieuse obstination, défendit contre l’Europe ce vieil empire d’Islam, son territoire, ses mœurs, ses traditions inviolées qui en faisaient, avec la Chine, l’Etat le plus lointain du monde. Ils ont servi son fils, le fol Abd et Aziz, et, dans les aguedals étonnés, ils ont vu arriver, sur le dos des chameaux, les grands jouets de l’enfant prodigue, les bicyclettes, les phonographes, les pianos mécaniques, les canots à vapeur, les machines automobiles, et toutes ces choses que l’Europe lui expédiait à grands frais et qui s’entassaient, inutiles et sans vie, dans ses palais de Marrakech et de Fez, quand elles ne se brisaient pas en route dans la traversée des oueds et les fondrières des pistes… Ils ont servi ensuite celui qu’ils appelaient le « diable » pour son intelligence, ses fureurs et ses malices, ce singulier Moulay Hafid, passionné de poésie, de grammaire, de théologie, et qui peut-être avait en lui les qualités d’un grand Sultan, mais auquel une violence insensée enlevait, dans les heures critiques, le juste sentiment des choses… Que de tragédies ils ont vues, ces vieux mokhaznis noirs dont la barbe grisonne ! Que de caïds ils ont saisis par le capuchon du burnous pendant qu’ils se courbaient jusqu’à terre pour les trois saluts d’usage ! Que de grands féodaux auxquels ils ont passé les fers ! Que de riches casbahs ils ont déménagées pour en rapporter le butin ! Et maintenant que ces temps sont révolus, qu’Hafid est tombé à son tour, ils exécutent les ordres d’un maître débonnaire avec la même indifférence qu’ils expédiaient jadis, d’un tour de main brutal, les pachas et les caïds qui avaient cessé de plaire.

Oui, à quoi rêvent-ils, en nous voyant passer, tandis qu’ils jouent avec leurs doigts de pieds ? Peut-être cette occupation innocente suffit-elle à absorber leur esprit. Peut-être pensent-ils que nous passerons à notre tour, comme tant de gens et tant de choses qui ont déjà passé sous leurs yeux. Peut-être