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forme du songe, la respiration d’un lieu éternellement habité.

Tout souvenir du passé de Chella s’est aboli dans les mémoires. Il ne reste plus que la légende d’une ville où l’or et l’argent se trouvaient en telle abondance qu’on en faisait des chaînes pour attacher les chiens et les bêtes de somme. Pervertis par la fortune, les possesseurs de si grands biens se dégoûtèrent de cultiver leurs champs. Une disette s’ensuivit, si effroyable que la fille du Sultan ne trouvait pas à échanger un plat d’or contre une écuelle de blé. On en vint, pour se nourrir, à moudre des pierres précieuses. Ainsi périrent les habitans de Chella, empoisonnés par leurs richesses. Que Dieu les couvre de sa miséricorde !… Beaucoup de leurs trésors sont enfouis sous les broussailles, et souvent les gens du Sous, passés maîtres dans l’art de la sorcellerie, viennent les déterrer, la nuit, avec des formules et des incantations magiques.

On dit encore qu’un poisson noir, avec des anneaux d’or aux ouïes, vit au fond de la source. Jadis, pour le faire apparaître à la surface de l’eau, il suffisait de brûler de l’encens sur le bord, et pour un peu de viande qu’on lui jetait en pâture il réalisait tous les vœux.

Avec ses souvenirs confus, ses sanctuaires, ses tombeaux, et tout ce qui flotte de légende sur son passé mystérieux, Chella apparaît comme un temple à ces populations moghrabines demeurées si païennes en dépit de l’Islam ; un lieu d’adoration pour ces gens que je voyais, l’autre jour, au Moussem de Sidi Moussa et dans la nuit des Guenaoua, invoquer les forces obscures ; une de ces innombrables chapelles qui se dressent, dans tout le Maroc, comme des sœurs, ou plutôt des rivales à côté de la mosquée. On y jette une pierre dans l’eau noire, on y brûle de l’encens sur les tombes, on y sacrifie un poulet, un pigeon, et des bœufs aux grandes fêtes ; on y donne enfin libre cours à de vieux instincts religieux que n’arrive pas à satisfaire la prière tout abstraite devant un mihrab vide et nu.

Parmi ces pierres et ces légendes, glisse toujours la source qui attira les hommes dans ce pli de colline, les y retint pendant des siècles, et sur laquelle se sont penchés tant de visages et de pensées étrangères. Je la regarde fuir, le soir tombe… À cette heure, il est rare qu’on n’entende pas s’élever, en quelque endroit de la ruine, le bruit d’une guitare ou d’un guimbri. C’est quelque solitaire amateur de musique, ou bien une petite