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une récréation d’animaux. On croyait lire dans leurs yeux le souvenir de très lointains voyages, justement aux pays qu’on voudrait voir. Et cela, tout à coup, leur donnait le prestige que paraissaient réclamer le balancement de leurs têtes solennelles et la moue de leurs grosses lèvres perpétuellement agitées. Chameaux, vieux magisters pensifs, chameaux pelés, chameaux errans, de vos lointains, de vos poudreux voyages qu’avez-vous rapporté ? Hélas ! hélas ! vous ne répondez rien ! Votre tête se détourne dédaigneusement de mes questions, et vos lèvres mouvantes continuent de pétrir je ne sais quels discours inconnus. Seriez-vous par hasard stupides ? Vos longues randonnées au désert ne vous ont-elles rien appris ? Ah ! que de savans vous ressemblent ! Combien de voyageurs du passé et des livres, qui d’un pied lent ont traversé l’histoire, et n’ont jamais rien ramené des pays parcourus ! O voyageurs de toute sorte, quel espoir on met dans vos yeux, mais quel silence sur vos lèvres ! Faut-il donc que ce soient presque toujours ceux qui n’ont rien à dire qui voyagent ?… Hier encore, sur le front du Soissonnais, j’étais l’ami d’un vieux navigateur, un armurier de la marine qui lui aussi avait roulé sa bosse dans tous les pays de la terre. Très souvent je l’interrogeais sur les choses qu’il avait pu voir ; jamais il ne m’a rien dit qui valut d’être retenu, que cette phrase étonnante : « Lorsqu’on revient du tour du monde, il y a deux choses qu’il faut entendre, pour se refaire une âme : la Mascotte pour l’innocence et Faust pour la grandeur !… »

De tous côtés, les petits ânes, entravés par les pattes de devant, se roulaient dans le fumier, ou bien sautaient comiquement, avec des gestes saccadés de jouets mécaniques, pour disputer aux poules les grains d’orge et la paille hachée qui avaient glissé des couffins. Les pauvres, comme ils étaient pelés, teigneux, galeux, saignans ! Vraiment le destin les accable. Un mot aimable du Prophète et leur sort eût été changé. Mais le Prophète a dit que leur braiement est le bruit le plus laid de la nature. Et les malheureux braient sans cesse ! Tandis qu’ils vont, la tête basse, ne pensant qu’à leur misère, un malicieux génie s’approche et leur souffle tout bas : « Patience ! ne t’irrite pas ! Sous peu, tu seras nommé Sultan ! » Un instant, la bête étonnée agite les oreilles, les pointe en avant, les retourne, hésitant à prêter foi à ce discours