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De leur côté, les R’bali ont leurs susceptibilités. Le matin, si, d’aventure, l’un d’eux se rendant à ses affaires entend le nom d’Ayachi, — saint personnage fort en honneur à Salé, où beaucoup d’enfans portent son nom, — il voit là un si mauvais présage qu’il aime mieux rentrer chez lui, et sacrifier le gain de sa journée, que d’ouvrir sa boutique. Enfin (mais peut-être suis-je indiscret en révélant cela), l’érudit salélain m’a confié que quelques personnes de Rabat, auxquelles il a fait lire son histoire manuscrite, tout en rendant hommage à la façon dont il a reconnu le brillant développement de leur ville depuis qu’elle est devenue le siège du protectorat et le séjour ordinaire du Sultan, lui ont fait cependant le reproche de s’être occupé d’eux, estimant que ce n’est pas à un homme de Salé qu’il convient de parler des choses de Rabat.

Nous-mêmes, nous avons fait l’épreuve de l’humeur différente de ces petits mondes rivaux. Depuis longtemps, nous vivions à Rabat en relations familières avec les marchands de la ville, que de l’autre côté du fleuve, les portes de Salé nous restaient toujours fermées. Il y a seulement six ou sept ans, il n’était permis ni à l’Européen, ni au juif cantonné dans son Mellah de pénétrer dans la blanche cité, immobile derrière ses murailles. De partout, on l’apercevait, allongée au bord du sable ; on embrassait sa double enceinte, ses maisons, son grand-champ mortuaire, sa ceinture de jardins : elle irritait comme un mystère. Tout ce qui nous était hostile trouvait là-bas, disait-on, un refuge ; et la rumeur grossissant la vérité, Salé apparaissait aux Ffançais de Rabat et aux R’bati eux-mêmes un repaire de dangereux fanatiques.

Puis un jour, — c’était en 1911, — quand Fez était assiégée par les tribus révoltées, les Salétains avec stupeur virent, du haut de leurs murailles, une longue suite de fantassins, d’artilleurs, de cavaliers, passer le Bou Regreg, les uns en barque, les autres à la nage. La colonne Moinier, en marche sur Fez révolté, traversa la ville de part en part. Pendant des semaines et des semaines, ce fut l’interminable défilé des ânes, des chameaux, des mulets qui ravitaillaient la colonne. Cette fois, le charme était rompu, la blanche cité mystérieuse arrachée à son isolement. On s’aperçut alors que l’on avait affaire à une population charmante, polie, d’une très bonne et très ancienne civilisation, où les lettrés forment les trois quarts de la ville, et que son