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innocence. Le comte Czernin, en son nom, donne de la phrase incriminée cette version : « J’aurais fait valoir toute mon influence personnelle en faveur des prétentions et des revendications françaises sur l’Alsace-Lorraine, si ces prétentions étaient justes, mais elles ne le sont pas. » C’est ainsi que le blanc se change en noir; mais cela ne se fait pas sans qu’il y ait un faussaire ; ou celui qui a mis le blanc, ou celui qui met le noir. Pendant quelques heures, l’empereur d’Autriche n’a pas eu honte de rejeter le soupçon sur son beau-frère; puis, démenti par M. Clemenceau qui, dans une finale foudroyante, rappelait les circonstances, et le temps, et le lieu, il a pensé s’en tirer en proclamant, de son autorité impériale, « l’affaire terminée. » Et derechef il en appelle à ses canons, dernière raison des rois, en ce cas mauvaise raison. Tout, à la vérité, se termine ici pour le comte Czernin, qui ne croyait faire qu’une pirouette, et qui a fait une culbute. Sa démission, offerte, est acceptée. Il entraîne dans sa chute le ministère hongrois qui n’en pouvait mais. Pour une fois qu’il travaille, chez l’ennemi, de son ancien métier, M. Clemenceau a fait d’une pierre deux coups.

Sa main ne s’est pas gâtée. Il est permis de ne pas aimer ces aphorismes violens et faciles qui n’ajoutent rien à la force de la démonstration, et qui ne sont pas d’une grande qualité philosophique ni littéraire : « Le mensonge, délayé demeure le mensonge. — Pour tomber au plus bas, il restait un dernier pas à descendre. — Il y a des consciences pourries. » Si M. le comte Czernin a eu tort de trop oublier que M. Clemenceau était un polémiste, M. Clemenceau n’y peut-être pas eu toujours raison de trop s’en souvenir. Mais enfin, ce n’est que la forme ou ce ne sont que les formes : le fond seul vaut qu’on s’y attache. A quelle idée le comte Czernin a-t-il pu obéir en soulevant si inopinément en Autriche cette querelle d’Allemand? Se proposait-il de dissiper, avant qu’elles eussent pris de la consistance, des inquiétudes qu’il sentait se former et se répandre dans l’Empire voisin ? Nul de ceux qui seraient le mieux en mesure de pénétrer ses mobiles ne saurait le dire, nul n’a compris. Quoi qu’il en soit, de notre côté, M. le président du Conseil ne pouvait pas laisser s’accréditer le bruit infamant que la France avait amorcé des tractations secrètes en vue d’une paix séparée ou d’une paix conclue sans souci de la parole donnée à tel ou tel de ses alliés. Il ne l’aurait pu à aucun moment, il le pouvait en ce moment moins qu’en aucun autre ; tandis que l’Allemagne sue tout son sang à passer entre l’Angleterre et nous la pointe de l’épée, c’eût été une faute sans rémission que de