Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 45.djvu/232

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sagesse inaltérable et qu’ils devaient à la contemplation de la nature. Les mécontens aimèrent les sauvages, comme ils aimaient la nature : et, par nature, ils entendaient le contraire de ce qui les chagrinait en Europe. Il y eut, pour aimer les sauvages, des aventuriers à qui leurs patries n’étaient pas sûres et d’autres aventuriers, ceux de la pensée, que leurs chimères entraînaient loin de la réalité hostile. Un Lahontan, qui eut quelque trouble raison de quitter son Languedoc et d’aller ailleurs, célèbre passionnément les sauvages : « Ils sont libres, et nous sommes esclaves. » Il est, quant à lui, une sorte d’anarchiste. Et, Rousseau, les bons et doux sauvages ont enchanté son désespoir. Les sauvages, qu’il n’avait pas vus, le consolèrent de la civilisation, comme, aussi Genève où il n’allait plus, Genève en souvenir, le consolait de Paris. Et Chateaubriand, lors de son voyage en Amérique, plus encore dans les années pendant lesquelles mûrirent ses récoltes américaines, les hasards très durs de sa vie l’avaient jeté hors de chez lui, hors de ses habitudes et de ses croyances. Il était en exil, pauvre et malade. Il hésitait un jour à se tuer. Il écrivait, pour gagner son pain, l’Essai sur les Révolutions, où l’on voit son génie et le désordre où son génie se tourmentait. C’est à la fin de l’Essai qu’il y a cette « Nuit chez les sauvages d’Amérique, » si belle, éblouissante et musicale : « Lorsque j’éprouve l’ennui d’être, que je me sens le cœur flétri par le commerce des hommes, je détourne involontairement la tête et je jette en arrière un œil de regret. Méditations enchantées ! charmes secrets et ineffables d’une âme jouissante d’elle-même, c’est au sein des immenses déserts de l’Amérique que je vous ai goûtés à longs traits !… » Puis il vante les « bons sauvages. » Plus tard, en 1826, quand il relit ces pages de sa jeunesse, il met en note cette remarque de moquerie : « Les bons sauvages qui mangent leurs voisins. » Mais, à la dernière page du livre et après l’invocation lyrique et admirable aux « bienfaisans sauvages » qui lui ont donné l’hospitalité sous les étoiles, très loin de la méchanceté civilisée, il note : « Me voilà tout entier devant les hommes, tel que j’ai été au début de ma carrière, tel que je suis au terme de ma carrière… » Et c’est vrai qu’il a toujours gardé, même dans la gloire et dans les honneurs, cette amitié pour la sauvagerie, le déplaisir du lieu où il était, l’ennui de la vie installée, le désir d’aller ailleurs et, si l’on peut ainsi parler, une bohème du cœur et de l’intelligence, qui lui semblait la liberté.


ANDRE BEAUNIER.